— Le laisser où il est. Le Mur n’a que faire de débiles. Le laisser s’entraîner jusqu’à ce qu’il soit prêt, n’importe si cela prend des années. Pour le reste, à la grâce des dieux. Libre à ser Alliser d’en faire un homme ou de le tuer.
— C’eststupide ! s’emporta Jon, qui dut prendre une profonde inspiration pour recouvrer son sang-froid. Un jour, je me souviens, j’ai demandé à mestre Luwin pourquoi il portait une chaîne autour du cou. »
Les doigts osseux de mestre Aemon se portèrent comme machinalement aux lourds anneaux qui formaient la sienne. « Et alors ?
— Alors, il m’a expliqué que les chaînons de son collier de mestre étaient censés lui rappeler en permanence le serment prêté de servir. Et comme je m’étonnais de la diversité des métaux qui le composaient, quand de l’argent seul eût été tellement plus élégant avec le gris de sa robe, il se mit à rire. “Un mestre, me dit-il ensuite, forge sa propre chaîne à force d’étude. Chacun des métaux représente un savoir distinct, l’or celui du compte et des monnaies, l’argent celui de guérir, le fer celui des arts de la guerre, et ainsi de suite. Ce entre autres significations. Car leur ensemble vise également, par exemple, à lui remémorer chacune des composantes, vois-tu ? du royaume qu’il sert. Si les lords en sont l’or et les chevaliers l’acier, ils ne sauraient à eux seuls constituer de chaîne. Pour exister, celle-ci réclame l’argent, le fer, le cuivre rouge et le cuivre jaune, l’étain, le plomb, le bronze et tous les autres métaux, lesquels incarnent qui les fermiers, qui les charrons, qui les marchands, chacun sa corporation. Ainsi, point de chaîne qui vaille, à défaut de métaux divers, point d’Etat qui vaille, à défaut des divers Etats.”
— D’où tu déduis ? s’enquit le mestre avec un sourire.
— Que la Garde de Nuit a aussi besoin de toutes sortes d’hommes. Pourquoi verser, sinon, ceux-ci dans les patrouilles ou le Génie, ceux-là dans l’Intendance ? Quand lord Randyll en personne échouerait à métamorphoser Sam en guerrier, ser Alliser n’y réussira pas non plus. On a beau marteler l’étain, si fort qu’on s’y prenne, on n’en fera jamais du fer, mais il n’en a pas moins son utilité. Pourquoi ne pas affecter Sam à l’Intendance ? »
Le minois de Chett s’en révulsa d’indignation. « Comme moi, c’est ça ? Nous faisons peut-être un boulot pépère, hein ? à la portée du dernier des lâches ? hé bien, non, morveux ! Si la Garde survit, c’est grâce à notre corps. Nous sommes chasseurs et fermiers, nous dressons les chevaux, nous trayons les vaches, stockons le bois de chauffage, faisons la cuisine…, et tes vêtements, dis, qui les coupe et les coud ? nous ! Qui convoie, depuis le sud, toutes les fournitures nécessaires ? Nous ! »
Mestre Aemon se montra moins intransigeant. « Il chasse, ton ami ?
— Il déteste chasser, dut avouer Jon.
— Sait-il labourer ? reprit le mestre. Pourrait-il mener un tombereau ? Conduire un bateau ? Abattre un bœuf?
— Non. »
Chett éclata d’un rire venimeux. « Ces petits seigneurs délicats, j’ai déjà trop vu ce qu’ils donnent, pour peu qu’on les mette au travail ! Faites-leur baratter du beurre, et ils ont des ampoules, leurs mains saignotent. Donnez-leur une hache pour fendre du bois, et leur pied y passe. Envoyez-les…
— Je sais une tâche, coupa Jon, qu’il accomplirait mieux que quiconque.
— Oui ? » l’encouragea mestre Aemon.
Snow lança un regard furtif du côté de Chett qui, debout dans son coin, voyait rouge de tous ses furoncles. « Vous aider, dit-il et, tout d’une haleine : Il connaît le calcul, sait écrire – contrairement à Chett –, lire – alors que Clydas a la vue basse –, et il a dévoré toute la bibliothèque de son père. Il serait aussi précieux avec les corbeaux. Les bêtes ont l’air de l’aimer. Fantôme lui-même l’a adopté d’emblée. Exception faite de la chasse, Sam pourrait rendre encore mille autres services. Enfin, la Garde de Nuit est-elle en état de gaspiller les hommes ? Au lieu d’en faire périr un pour rien, qu’elle utilise ses compétences. »
Mestre Aemon avait fermé les yeux. Un instant, Jon craignit qu’il ne se fut assoupi, mais il fut bientôt détrompé. « Mestre Luwin t’a bien enseigné, Jon Snow. A ce qu’il semble, ton intelligence vaut ta lame, pour la vivacité.
— Cela signifie-t-il que Sam… ?
— Cela signifie simplement, répliqua le mestre d’un ton ferme, que je vais réfléchir à ce que tu m’as dit. Pour l’heure, je me crois tout prêt au sommeil. Reconduis notre jeune frère, Chett. »
TYRION
Ils s’étaient abrités, tout près de la grand-route, sous un hallier de trembles et, tandis que leurs chevaux s’abreuvaient au torrent, Tyrion ramassait du bois mort. Il se baissa pour cueillir une branche épineuse et fit une moue perplexe. « Cela conviendra-t-il ? Le feu n’est pas mon fort. Morrec me dispensait de ces besognes-là.
— Dufeu ? grommela Bronn en crachant. Tu es si pressé de mourir ou quoi, nabot ? Du feu… ! Tu perds la tête ? Tu veux peut-être que nous rappliquent toutes les tribus sur des lieues à la ronde ? Tiens-le-toi pour dit, Lannister, ce guêpier, moi, j’entends m’en sortir vivant !
— Et tu comptes t’y prendre comment ? » demanda doucement Tyrion. La branche coincée sous l’aisselle, il poursuivait sa quête, incliné, l’œil aux aguets de la moindre brindille, parmi les maigres broussailles, en dépit des courbatures qui lui déchiraient l’échine depuis qu’au crépuscule ser Lyn Corbray les avait expulsés par la Porte Sanglante et, d’un air glacé, sommés d’éviter désormais le Val.
« L’épreuve de force ne nous laisserait aucune chance de nous en tirer, reprit Bronn, mais on va plus vite à deux qu’à dix, et on attire moins l’attention. Moins nous lambinerons dans ces montagnes, plus nous pourrons présumer atteindre le Trident. Forcer le train, voilà l’idée. Chevaucher la nuit, se terrer le jour, éviter la route le plus possible, ne faire aucun bruit – et se garder surtout d’allumer du feu !
— Mes compliments, soupira Tyrion. Libre à toi, Bronn, de réaliser ce plan mirifique… mais, pardon d’avance, je ne flânerai pas pour t’ensevelir.
— Parce que tu te figures me survivre, nabot ? » ricana le reître. A la place de l’incisive cassée net par le bouclier de ser Vardis Egen, son rictus s’ornait d’une brèche noire.
Tyrion haussa les épaules. « Rien de tel que tes marches forcées la nuit pour dégringoler dans un précipice et se fracasser le crâne. Je préfère, quant à moi, poursuivre mon petit bonhomme de chemin peinard. Si nous crevons nos montures sous nous, tu as beau, je le sais, priser la viande de cheval, Bronn, il ne nous restera plus qu’à essayer de seller des lynx… Enfin, pour parler franc, je doute fort que tes subterfuges empêchent les tribus de nous dénicher. On nous épie déjà de toutes parts. » Sa main gantée balaya d’un geste nonchalant les reliefs tourmentés qui les encerclaient.
« Dans ce cas, grimaça Bronn, nous sommes foutus, Lannister.
— Alors, autant que j’aie mes aises pour mourir, rétorqua Tyrion. Vivement du feu. Les nuits sont froides, dans ces parages, et un repas chaud nous réconfortera les tripes comme l’humeur. Crois-tu qu’on puisse tuer du gibier ? Bien que, dans son extrême générosité, l’obligeante lady Lysa nous ait prodigué, quel festin ! bœuf salé, pain rassis, fromage coriace, l’idée de me rompre une dent si loin du premier mestre m’est odieuse.
— La viande, je peux en trouver. » Sous les mèches noires, le regard sombre brillait de méfiance. « Je devrais vous planter là, plutôt, toi et ton feu stupide. En te piquant ton cheval, j’aurais deux fois plus de chances d’en réchapper. Que ferais-tu dès lors, nabot ?