— Hou ! m’offrir d’abord une pute, un plumard et un bon coup de vin, répondit le nain en tendant son pain pour le faire remplir de viande. Puis me rendre à Castral Roc ou à Port-Réal. Il m’y faut absolument poser un petit nombre de questions qui ne sauraient demeurer sans réponse. A propos de certain poignard. »
Le reître acheva posément de mastiquer, déglutit. « Vous disiez donc la vérité ? Il ne vous appartenait pas ? »
L’ombre d’un sourire effleura le mufle de Tyrion. « Me prendrais-tu pour un menteur ? »
Quand ils se furent rassasiés, les étoiles scintillaient, la lune poussait une corne au-dessus des cimes. Tyrion déploya sur le sol sa pelisse de lynx et s’y blottit, la tête calée sur sa selle. « Nos amis musardent…
— A leur place, je redouterais quelque traquenard, dit Bronn. Pourquoi nous afficher de la sorte, sinon pour les y attirer ? »
Un rire sous cape lui fit écho. « Alors, autant chanter, ça les terrifiera. » Et il se mit à siffler un air guilleret.
« Vous êtes cinglé, dit Bronn, tout en se dégraissant les ongles avec la pointe de son coutelas.
— Tu n’aimes plus la musique, Bronn ?
— S’il vous fallait de la musique, c’est Marillion qu’il fallait choisir pour champion. »
Tyrion se fendit jusqu’aux oreilles. « Ç’aurait été fort divertissant. Je vois d’ici, harpe au poing, terrasser ser Vardis. » Il se remit à siffler. « Tu la connais, cette chanson ?
— On l’entend çà et là, dans les gargotes et les bordels.
— Chanson de Myr. “Les saisons de ma mie.” Douce et triste, pour qui comprend les paroles. La première fille avec qui j’ai couché la fredonnait sans cesse, et je n’ai jamais pu l’extraire de ma cervelle. » Il plongea son regard dans le firmament. Par cette nuit limpide et froide, les astres dardaient sur les montagnes enténébrées des rayons aussi vifs et impitoyables que la vérité. « Je la connus par une nuit semblable à celle-ci, s’entendit-il narrer. Jaime et moi rentrions de Port-Lannis quand retentirent soudain des cris, et elle survint, courant sur la route, effarée, deux types à ses trousses, et qui gueulaient comme des possédés. Mon frère dégaina et s’élança sur eux, moi, je démontai secourir leur victime. Elle avait à peine un an de plus que moi, des cheveux sombres, elle était frêle, et sa figure vous brisait le cœur. Elle brisa du moins le mien. Née du ruisseau, malingre et malpropre mais… adorable. Comme ils avaient mis en pièces ses pauvres hardes, je l’enveloppai dans mon propre manteau puis, pendant que Jaime traquait ces salauds dans les bois, parvins à lui arracher un nom, une histoire. Fille d’un petit fermier, seule au monde depuis qu’il était mort des fièvres, elle se rendait à…, bah, nulle part, en fait.
« Lorsqu’il nous rejoignit, au petit trot, Jaime écumait de n’avoir pu saisir ses proies. Si près de chez nous, les malandrins ne s’aventuraient guère à dépouiller les voyageurs, et cette agression l’ulcérait comme un camouflet personnel. Toutefois, la fille était trop affolée peur repartir seule. Aussi proposai-je de la mener se restaurer dans la première auberge, tandis que lui-même filerait au Roc chercher des auxiliaires.
« Pour ce qui est d’elle, jamais je n’aurais cru qu’on pût avoir si faim. Tout en devisant, nous engloutîmes à nous deux près de trois poulets, vidâmes un flacon, et le vin – je n’avais que treize ans – m’échauffa le crâne, je crains. Tant et si bien que, sans savoir comment, je me retrouvai partageant son lit. Toute timide qu’elle était, je l’étais autrement plus qu’elle. Où je puisai le courage, en tout cas, mystère éternel. Elle se mit à pleurnicher quand je brisai son pucelage et, l’instant d’après, m’embrassait, me chantonnait si gentiment sa petite chanson qu’au matin j’étais amoureux.
— Vous ? » Rieuse était la voix de Bronn.
« Burlesque, hein ? » Tyrion siffla quelques mesures de la rengaine. « Et je l’épousai, confessa-t-il enfin.
— Un Lannister de Castral Roc, épouser la fille d’un petit fermier ? s’ébahit Bronn. Pas dû être facile facile…
— Oh, les miracles de gamin, vois-tu, quelques gros mensonges, une poignée de piécettes et un septon saoul suffisent à les opérer… N’osant pas installer ma moitié au Roc, je lui fis présent d’un cottage où, quinze jours durant, nous jouâmes à petite femme et petit mari. Sur ce, le septon dessoûlé ne trouva rien de plus pressé que d’aller révéler le pot-aux-roses au seigneur mon père. » A sa propre stupeur, il découvrait à quel point le navrait encore, après tant d’années, l’évocation de sa mésaventure. Devait-il en incriminer la fatigue, tout bonnement ? « Ainsi sombra notre ménage. » Il se mit sur son séant, fixa les flammes agonisantes. Leur maigre éclat le faisait clignoter.
« Il chassa la fille ?
— Il fit bien mieux. D’abord, il obligea mon frère à me dire la vérité. La fille était une putain, mon vieux. Jaime avait tout combiné de a à z, Port-Lannis, le retour, les bandits, tout. Il n’était que temps, selon lui, de me dépuceler. Double tarif pour une vierge, attendu que je débutais.
« Après les aveux de Jaime, lord Tywin jugea bon d’édifier toute sa maisonnée. Il fit enlever ma femme et la livra à ses gardes. On ne la paya pas trop mal. Une pièce d’argent par homme, tu connais beaucoup de putains qui réclament aussi cher ? Il me fit asseoir dans l’angle du quartier, m’ordonna de bien regarder. A la fin, elle avait tant gagné d’argent que les pièces lui glissaient des doigts, roulaient tout autour d’elle, à terre, et elle… » La fumée lui piquait les yeux. Il s’éclaircit la gorge et se détourna, sondant les ténèbres. « Lord Tywin m’avait réservé pour la fin, dit-il d’une voix paisible. Et il me donna une pièce d’or pour payer. Parce qu’en tant que Lannister, je valais davantage. »
Au bout d’un moment, il perçut à nouveau le crissement de la pierre contre l’acier. Bronn affûtait sa lame. « A treize ans comme à trente ou à trois, moi, je tuais l’homme qui m’aurait fait ça. »
Tyrion se retourna vivement et, les yeux dans les yeux : « L’occasion peut s’en présenter tôt ou tard. Je t’ai dit, souviens-toi : un Lannister paie toujours ses dettes. D’ici là – il se mit à bâiller –, m’est avis que je vais tâcher de dormir. Tu me réveilles s’il faut mourir. »
Il s’enroula dans sa pelisse, ferma les paupières. Le sol était froid, rocailleux. Au bout d’un moment, néanmoins, Tyrion Lannister dormait. Il rêvait de son cachot céleste. A ceci près qu’il était le geôlier, cette fois, pas le prisonnier, grand, très grand, et qu’un fouet au poing il cinglait son père et, pied à pied, le forçait à reculer, pied à pied, vers l’abîme…
« Tyrion !» souffla Bronn d’un ton pressant. En un clin d’œil, Tyrion recouvra toute sa vigilance. Le feu n’était plus que braises parmi les cendres et, tout autour, des ombres avançaient en rampant. Dressé sur genou, Bronn serrait dans une main son épée, son poignard dans l’autre. D’un geste muet, Tyrion lui signifia :du calme. Puis, aux ombres sournoises, il cria : « Venez donc partager notre feu ! On caille, cette nuit ! » ajoutant : « Nous n’avons pas, hélas, de vin à vous offrir, mais, pour notre chevreau, soyez les bienvenus. »
Tout mouvement s’était interrompu, mais on discernait le reflet de la lune sur le métal. « C’est notre montagne ! protesta depuis le couvert une voix caverneuse, rude, inamicale. Notre chevreau !
— Votre chevreau, soit, acquiesça Tyrion. Qui êtes-vous donc ?
— Quand tu verras tes dieux, riposta quelqu’un d’autre, dis-leur que c’est Gunthor, fils de Gurn, de la tribu des Freux, qui t’envoie ! » Des craquements de feuilles mortes, et il apparut. Maigre, casqué d’un heaume à cornes, armé d’un grand coutelas.