Mr Bernier arrêta cet élan de zèle du digne Auvergnat et lui expliqua en peu de mots le service qu’on attendait de lui. Il crut d’abord qu’on se moquait, car on peut être un excellent porteur d’eau et n’avoir aucune notion de rhinoplastie. Le docteur lui fit comprendre qu’on voulait lui acheter un mois de son temps et environ cent cinquante centimètres carrés de sa peau.
– L’opération n’est rien, lui dit-il, et vous n’avez que fort peu à souffrir; mais je vous préviens qu’il vous faudra énormément de patience pour rester immobile un mois durant, le bras cousu au nez de monsieur.
– De la pachienche, répondit-il, j’en ai de rechte; ch’est pas pour rien qu’on est Oubergnat. Mais chi je pâche un mois chez vous pour rendre cherviche à che pauvre homme, il faudra me payer mon temps che qu’il vaut.
– Bien entendu. Combien voulez-vous?
Il médita un instant et dit:
– La main chur la conschienche, cha vaut une pièce de quatre francs par jour.
– Non, mon ami, reprit le notaire: cela vaut mille francs pour le mois, ou trente-trois francs par journée.
– Non, répliqua le docteur avec autorité, cela vaut deux mille francs.
Mr L’Ambert inclina la tête et ne fit point d’objection.
Romagné demanda la permission de finir sa journée, de ramener son tonneau sous la remise et de chercher un remplaçant pour un mois.
– Du rechte, disait-il, che n’est pas la peine de commencher aujourd’hui, pour une demi-journée.
On lui prouva que la chose était urgente, et il prit ses mesures en conséquence. Un de ses amis fut mandé et promit de le suppléer durant un mois.
– Tu m’apporteras mon pain tous les choirs, dit Romagné.
On lui dit que la précaution était inutile, et qu’il serait nourri dans la maison.
– Cha dépend de che que cha coûtera.
– Mr L’Ambert vous nourrira gratis.
– Gratiche! ch’est dans mes prix. Voichi ma peau. Coupez tout de chuite!
Il supporta l’opération comme un brave, sans sourciller.
– Ch’est un plaigir, disait-il. On m’a parlé d’un Oubergnat de mon pays qui che faigeait pétrifier dans une chourche à vingt chous l’heure. J’aime mieux me faire couper par morcheaux. Ch’est moins achujettichant, et cha rapporte pluche.
Mr Bernier lui cousit le bras gauche au visage du notaire, et ces deux hommes restèrent, un mois durant, enchaînés l’un à l’autre. Les deux frères siamois qui amusèrent jadis la curiosité de l’Europe n’étaient pas plus indissolubles. Mais ils étaient frères, accoutumés à se supporter dès l’enfance, et ils avaient reçu la même éducation. Si l’un avait été porteur d’eau et l’autre notaire, peut-être auraient-ils donné le spectacle d’une amitié moins fraternelle.
Romagné ne se plaignit jamais de rien, quoique la situation lui parût tout à fait nouvelle. Il obéit en esclave, ou mieux, en chrétien, à toutes les volontés de l’homme qui avait acheté sa peau. Il se levait, s’asseyait, se couchait, se tournait à droite et à gauche, selon le caprice de son seigneur. L’aiguille aimantée n’est pas plus soumise au pôle nord que Romagné n’était soumis à Mr L’Ambert.
Cette héroïque mansuétude toucha le cœur du notaire, qui pourtant n’était pas tendre. Pendant trois jours, il eut une sorte de reconnaissance pour les bons soins de sa victime; mais il ne tarda guère à le prendre en dégoût, puis en horreur.
Un homme jeune, actif et bien portant ne s’accoutume jamais sans effort à l’immobilité absolue. Qu’est-ce donc lorsqu’il doit rester immobile dans le voisinage d’un être inférieur, malpropre et sans éducation? Mais le sort en était jeté. Il fallait ou vivre sans nez ou supporter l’Auvergnat avec toutes ses conséquences, manger avec lui, dormir avec lui, accomplir auprès de lui, et dans la situation la plus incommode, toutes les fonctions de la vie.
Romagné était un digne et excellent jeune homme; mais il ronflait comme un orgue. Il adorait sa famille, il aimait son prochain; mais il ne s’était jamais baigné de sa vie, de peur d’user en vain la marchandise. Il avait les sentiments les plus délicats du monde; mais il ne savait pas s’imposer les contraintes les plus élémentaires que la civilisation nous recommande. Pauvre Mr L’Ambert! Et pauvre Romagné! quelles nuits et quelles journées! quels coups de pied donnés et reçus! Inutile de dire que Romagné les reçut sans se plaindre: il craignait qu’un faux mouvement ne fît manquer l’expérience de Mr Bernier.
Le notaire recevait bon nombre de visites. Il lui vint des compagnons de plaisir qui s’amusèrent de l’Auvergnat. On lui apprit à fumer des cigares, à boire du vin et de l’eau-de-vie. Le pauvre diable s’abandonnait à ces plaisirs nouveaux avec la naïveté d’un Peau-Rouge. On le grisa, on le soûla, on lui fit descendre tous les échelons qui séparent l’homme de la brute. C’était une éducation à refaire; les beaux messieurs y prirent un plaisir cruel. N’était-il pas agréable et nouveau de démoraliser un Auvergnat?
Certain jour, on lui demanda comment il pensait employer les cent louis de Mr L’Ambert lorsqu’il aurait fini de les gagner:
– Je les placherai à chinq pour chent, répondit-il, et j’aurai chent francs de rente.
– Et après? lui dit un joli millionnaire de vingt-cinq ans. En seras-tu plus riche? En seras-tu plus heureux? Tu auras six sous de rente par jour! Si tu te maries, et c’est inévitable, car tu es du bois dont on fait les imbéciles, tu auras douze enfants, pour le moins.
– Cha, ch’est possible!
– Et, en vertu du code civil, qui est une jolie invention de l’Empire, tu leur laisseras à chacun deux liards à manger par jour. Tandis qu’avec deux mille francs tu peux vivre un mois comme un riche, connaître les plaisirs de la vie et t’élever au-dessus de tes pareils!
Il se défendait comme un beau diable contre ces tentatives de corruption; mais on frappa tant de petits coups répétés sur son crâne épais, qu’on ouvrit un passage aux idées fausses, et le cerveau fut entamé.
Les dames vinrent aussi. Mr L’Ambert en connaissait beaucoup, et de tous les mondes. Romagné assista aux scènes les plus diverses; il entendit des protestations d’amour et de fidélité qui manquaient de vraisemblance. Non seulement Mr L’Ambert ne se privait pas de mentir richement devant lui; mais il s’amusait quelquefois à lui montrer dans le tête-à-tête toutes les faussetés qui sont, pour ainsi dire, le canevas de la vie élégante.
Et le monde des affaires! Romagné crut le découvrir comme Christophe Colomb, car il n’en avait aucune idée. Les clients de l’étude ne se gênaient pas plus devant lui qu’on ne se prive de parler en présence d’une douzaine d’huîtres. Il vit des pères de famille qui cherchaient les moyens de dépouiller légalement leurs fils au profit d’une maîtresse ou d’une bonne œuvre; des jeunes gens à marier qui étudiaient l’art de voler par contrat la dot de leur femme; des prêteurs qui voulaient dix pour cent sur première hypothèque, des emprunteurs qui donnaient hypothèque sur le néant!
Il n’avait point d’esprit, et son intelligence n’était pas de beaucoup supérieure à celle des caniches; mais sa conscience se révolta quelquefois. Il crut bien faire, un jour, en disant à Mr L’Ambert:
– Vous n’avez pas mon echtime.
Et la répugnance que le notaire avait pour lui se changea en haine déclarée.