Nos gueules grises les poursuivent jusqu’à leur disparition complète et même encore après, l’acuité de notre regard les imagine.
Le problème du char demeure. Le passage de ces deux avions nous a redonné une impulsion. Nous sommes tous maintenant autour du tank. L’un d’entre nous a proposé de le pousser. L’idée est folle, mais tout le monde empoigne le métal rugueux et froid. Des cris rauques essaient de scander le rythme. Nous mettons même un réel intérêt à synchroniser nos efforts, nous sommes une trentaine. Les bottes crissent et dérapent sur la terre gelée. Rien ne bouge. Nos corps amaigris n’ont plus aucune force. Les trois tankistes s’acharnent avec rage. Inutile, les tonnes de ferraille ne bronchent pas. Il y a encore des discussions et deux hommes partent en courant vers l’arrière. Nous allions partir, lorsqu’un bruit de moteur se fait entendre. Il reste aussi un camion à Memel. Je l’ignorais. Pourtant le voici, il arrive en cahotant et en émettant un bruit d’échappement énorme. Il n’est pas encore arrêté que des hommes appliquent des pièces de bois pour protéger le radiateur. Et le camion s’apesantit sur le char. À plusieurs reprises même. Nous avons, l’impression qu’il va caler lui aussi. Immédiatement, nous lui apportons notre aide. Par à-coups successifs nous finissons par ébranler la masse inerte du char qui se soulève de l’arrière et retombe plusieurs fois.
À la fin, il bouge. Je fixe l’un des galets porteurs qui roule lentement sur le mélange terre métal de la chenille qui, elle, reste au sol. Il bouge et le miracle de Memel se reproduit. Le camion hurle, nos bottes s’entrechoquent et frappent le sol comme pour lui signaler de se dégager de sous notre fortune. Le char roule, il avance, et nous piétinons autour sans lâcher notre pesée. La tête me tourne, mais il se passe encore quelque chose par notre volonté. Comment cela est fait, la joie, comment cela se ressent ? C’est peut-être seulement ça. Le galet lourd et plein de rivets tourne sous mes yeux qui le dévorent. Il a tourné probablement sur la steppe infinie où j’ai égrené ma vie. Il tourne aussi, comme moi je respire. Oui, c’est cela la joie… c’est aussi simple que cela. Il mourra un peu plus loin peut-être, comme moi ou comme Halls, mais en attendant il tourne bruyamment maintenant sous la pente qui s’esquisse. Je me sens tout près de ce bloc de ferraille. À Memel la vie est encore dans tout ce qui peut bouger. Je vis encore…
Deux fois encore nous gagnerons la position sans encombre. Nous irons encore demain, mais auparavant il nous faudra vivre cette nuit. Cette fois, Ivan s’est vraiment réveillé. Toute la nuit l’enfer a hurlé sur ce qui reste de Memel. La terre a vibré sans cesse et nous avons vécu sous une constellation de fusées éclairantes. Il faisait clair comme en plein jour et l’intensité lumineuse des explosions en a été diminuée. Notre abri s’est fêlé sous les coups et, la poitrine vidée d’air, nous avons guetté la mort. Wollers, notre chef, a voulu se suicider. Nous l’avons poursuivi à l’extérieur au travers du séisme pour le ceinturer et le ramener dans notre caveau. Au cours de cette opération, l’un de nous est mort à la place du lieutenant. On ne se souvient plus de qui il s’agit. Les chars russes ont gagné la côte en un endroit au sud de notre petit camp retranché et ceux qui se sont trouvés sur leur route ont fait leur devoir avant de mourir.
Puis, un lourd bombardement s’est abattu sur les chars popovs qui se pavanaient sur les dunes. Cela venait de la mer. De nombreux chars ont illuminé le sud en brûlant. Les Russes ont même battu en retraite par la suite. Le lourd bombardement a continué, toujours venant de la mer. Nous avons vu, au milieu de la nuit et du brouillard, les lueurs des départs d’une artillerie puissante. Au matin, à travers des rideaux de fumée, nous en avons eu l’explication. Deux gros bâtiments de marine croisent pas très loin au large. Leurs silhouettes imprécises sont quand mêmes visibles. D’où nous provient cette aide ? Nous n’avons pas songé un seul instant au ciel. Il paraît qu’il est question du Prinz-Eugen et d’un autre bateau de même taille. Pour ceux qui s’accrochent encore à Memel, c’est une aide inespérée. Les gros bateaux, avec leur artillerie lourde tiennent les chars en respect.
Au matin donc, nous avons dû gagner la position citée plus haut. Écrasé de fatigue, j’ai réussi comme tout le monde à dormir par intermittence. Nous avons d’ailleurs un drôle de sommeil. On dort tout en étant éveillé, les yeux ouverts comme des phares éteints. Il n’y a plus grande différence entre les gueules de ceux qui ont rendu l’âme et les nôtres. Je me suis réveillé et j’ai cru que je ne pouvais plus bouger. Mon corps est comme du bois mort. Je n’ose plus regarder mes bras tant ils sont maigres.
J’ai une grande douleur dans la poitrine. Je ne sais à quoi cela est dû. J’ai l’impression d’avoir un autre Memel à l’intérieur de moi-même. Il m’a quand même fallu m’arracher à ma torpeur. Les autres ont aussi de drôles de figures. Je les regarde encore une fois, tout en bourrant dans mes dents qui partent en ruines de petits morceaux de coton que j’emprunte aux ourlets de ma capote. Ils ont de drôles de gueules. Ils sont gris. On dirait des morts ou bien alors il n’y a plus rien de tangible ici. C’est bien possible.
Nous sommes partis. Les Russes canardent pour se distraire maintenant. Un pruneau à droite, un pruneau à gauche. Après le tremblement de terre de cette nuit, ça n’a pas l’air sérieux. Nous approchons, le chaos des premières lignes est indescriptible. Nous devons escalader des trous ou des protubérances de cinq, six mètres. Bon Dieu, la tête me tourne. Je n’ai pas plus de force qu’un gamin !
Là-bas, ça fume aussi au-dessus du camp d’Ivan. J’ai l’impression que la Kriegsmarine a fait de sacrés mouches cette nuit. Nous avons croisé des types qui gèlent, en position derrière leurs pétoires. Ils nous ont regardé avec leur sale gueule de mort comme si tout était notre faute. Nous continuons sans un mot. La politesse, l’arme des impolis, ne vaut plus un pfennig par ici. Tout est mort. Il n’y a plus guère que le courage qui cote toujours, et encore, il faut qu’il soit important.
Le voilà ce putain de trou, il est là-bas à cent cinquante mètres. Je vois sa crête et les cuisses vidées de munitions qui remblaient une partie du boyau saccagé. Il va falloir encore y geler des heures interminables. Peut-être aussi y crever. Qu’est-ce que ça peut bien faire finalement ? Il fait aussi froid dans notre bunker sans toit. Et puis je les emmerde ! Je vis encore !
Qu’est-ce qui lui prend à ce vieillard de Wiener ? le voilà qui cale. Pourquoi s’arrête-t-il ? Il n’y a rien à comprendre. Tant mieux, cela m’arrange, je suis tellement fatigué. Mais pourquoi tire-t-il maintenant ! Wiener vient effectivement de déposer son M.G. sur la caillasse. Il n’a même pas ouvert les pattes avant de son joujou. Il balaie la crête de notre trou par rafales courtes et sèches. Sans y réfléchir, chacun a gagné un trou. Halls est à côté de moi. Je n’ose plus le regarder, il a vieilli trop vite, il a cinquante ans.
— On va bien voir, murmure-t-il entre ses dents cariées.
L’ancien a balancé une grenade pas très loin du trou. Quel type incroyable, l’ancien ! Si ce sont les nôtres qui sont là ils devraient gueuler.
Les popovs qui ont occupé notre position se taisent. S’ils essaient de nous tromper en élevant la voix, nous les reconnaîtrons immédiatement. Décidément, Wiener !… Les voilà qui nous canardent, c’est tout ce qu’ils trouvent à répondre.