Les contacts sont presque constants. Ivan descend le long de la côte et nous canarde aussi depuis les hauteurs. Parfois, il emploie des mortiers. Le sol sablonneux est alors retourné comme par une déchaumeuse et nous devons déterrer les camarades morts ou vifs. Par contre, les projectiles perdent de leur effet sur ce sol mou. Ivan s’amuse, mais ne nous laisse aucun répit. Si nos têtes n’étaient pas vides, elles éclateraient d’exaspération.
Si le froid nous accable aussi, la nature nous a tout de même envoyé un allié, le brouillard dense qui stagne jour et nuit sur notre purgatoire. Ivan s’amuse et s’infiltre assez loin dans nos lignes. Parfois les Russes sont même abattus par-derrière. Alors Ivan, lui aussi, a peur. Il espère davantage en son artillerie et ses blindés qui vont défoncer une fois pour toutes ce cimetière de Memel où même les morts semblent lui opposer une résistance. Ivan s’infiltre avec précaution et lorsqu’il se croit à portée de voix il nous insulte. Nous l’écoutons avec Halls en dormant à moitié. Il parle de nos femmes et de nos mères qu’ils s’offrent à tous moments. Ils disent qu’ils nous ôteront les parties. Ils chantent aussi parfois.
Halls et moi avons le doigt sur la détente, car bien souvent c’est aussi pour tromper notre attention. Ils ironisent :
— Ai maijo drouquy Germanski, kak sabatchi ch’olet ! ya tibai scajou spaciba ouyoudna mamenchka.
Puis ils comptent.
— Attention, soldat allemand, tu vas mourir. Attention. Rasse dva tri…
Et ils lâchent une rafale.
Nous écoutons, silencieux comme des antennes destinées à capter toutes les ignominies de la terre.
Dans la nuit deux bateaux sont venus. Au péril de leur propre existence une cohue de soldats en loques a couru pour monter à bord. Nous étions trop loin pour rappliquer et pour embarquer. La nausée à la gorge, nous avons évalué notre isolement qui se restreignait encore, impuissants, mortifiés un peu plus. Les malheureux qui ont réussi à fuir affaiblissent encore la défense. Plus rien ne pourra arrêter Ivan maintenant. Lorsqu’il va déferler, ce sera l’abominable chasse aux rats qui se déclenchera. Le lent cauchemar tourne pesamment dans nos têtes et nous sommes agités d’un tremblement que rien n’arrête.
Halls a levé l’arme vers sa tête. Je l’ai regardé avec sans doute tant de douleur qu’il n’a pas commis le geste. Alors il s’est retourné sur le ventre et s’est écrasé la face contre terre.
Le lendemain, le brouillard nous couvre encore. Le front est silencieux. Peut-être Ivan se prépare-t-il.
Halls et Schlesser ont rampé vers l’eau, vers une bagnole défoncée que l’embrun fouette de temps à autre. Je les ai rejoints avec d’infinies précautions. Halls parle à mi-voix.
— Aide-nous, Sajer, il nous faut ces chambres à air, murmure-t-il. Il y en a encore trois de bonnes.
— Pour faire des bouées ?
— Ou un radeau, fais attention, il n’y a pas d’outil, sers-toi de ta baïonnette ; fais comme nous, mais fais attention !
Une lueur a traversé ma tête malade : oui, un radeau. Nous flotterons peut-être longtemps mais peut-être… oui, il se peut que ce soit notre dernière chance. Nous n’avons aucun outil. Il faut ôter les pneus des roues sans pouvoir démonter celles-ci. Avec des gestes tremblants d’angoisse, nous attaquons ce travail difficile. Il nous faut les chambres à air gonflées sinon tout est perdu. Pferham vient aussi de nous rejoindre.
— Vous êtes fous, précise-t-il, même si vous parvenez à dégager les chambres, elles éclateront. Le pneu retient leur pression, voyons !
C’est vrai, nous avons perdu la tête depuis longtemps. Pour nous l’idée d’évasion ne peut-être abandonnée. Nous jetons à Pferham un regard féroce pour son objectivité.
— Les roues, alors ! râle Halls. Les roues entières !
— Il n’y a rien de moins sûr pour qu’elles flottent, surenchérit Pferham.
— Ta gueule ! rage Halls, retourne auprès de ton bon Dieu. J’ai plus confiance en ces roues.
Pferham s’est tu. Du bout de sa baïonnette, il essaie, tout comme nous, de débloquer les écrous. Il nous faudra au moins deux heures pour venir à bout de ce travail. Il a fallu en plus creuser le sable sous la roue avant droite, qui a son dévissage contre le sol, la bagnole étant couchée sur le côté.
De plus, la danse macabre a recommencé sur Memel. Des mortiers lourds ont probablement attaqué le travail d’anéantissement. Le sol vibre jusqu’à nous. Il est probable que les Russes ont investi une bonne partie de ce qui reste de la ville. Nous n’osons pas songer à ce qui se passe là-bas. Nous concentrons toute notre attention sur le ridicule travail que nous avons entrepris. Par deux fois, nous devons d’ailleurs l’abandonner pour gagner nos trous. Les Russes s’infiltrent un peu partout et rampent dans la brume. Dans notre refuge, nous ne faisons plus qu’un, Halls et moi. Pour la huit ou neuvième fois, nous avons tiré sur des silhouettes asiatiques, pratiquement à bout portant. À chaque fois que nos Volkssturm trépident entre nos mains, nous gémissons de terreur.
Le soir, la ville entière ressemble à un volcan. Les orgues de Staline ululent sans cesse, déversant au hasard une tornade impitoyable. Nos nerfs détraqués ne réagissent plus. Tout est flou et lumineux à la fois. Nous sommes maintenant sept ou huit à assembler des ceintures et des planches sur les trois roues qui ne flotteront probablement jamais. Sept ou huit qui vont peut-être s’entre-tuer tout à l’heure, car il est trop évident que le radeau ne pourra nous emmener tous.
Le voici prêt. Schlesser et Pferham le poussent vers l’eau. Nous suivons tous, comme des loups à qui une part du carnage va échapper.
— Attendez, j’essaie, dit Pferham.
Nous avons fait encore un pas en avant. Pferham nous regarde, il sait que s’il va trop loin nous l’abattrons. Nos silhouettes vacillantes se sont immobilisées sur le fond éblouissant des éclairs qui immolent Memel. Nos regards, qu’aucune tragédie ne pourrait dépeindre, suivent le glissement de l’esquif qui tangue, pratiquement submergé, sur l’eau glauque, confondu avec la nuit et le brouillard.
Pferham essaie de maintenir un équilibre qui tend à nier toutes notions de physique. Sans doute implore-t-il, de l’extrême fond de son cœur, son Dieu sadique qui le voit sombrer. L’eau arrive à la ceinture du pasteur. Le salut s’abîme sous la pitié de nos regards. Et Pferham songe probablement que s’il y a eu des époques pour les miracles, ils peuvent peut-être se renouveler en ces heures fatidiques. Les miracles n’existent que dans les évangiles, que ceux-ci périssent avec nous ! L’univers de feu qui nous enserre clame sa victoire.
Pferham a regagné seul la côte sacrifiée où nous attendions. Il grelotte et titube sous la charge de l’eau qui ruisselle comme des larmes parmi le fatras de sa capote souillée. Puis il s’est effondré parmi nous et nous l’avons traîné jusque dans nos trous.
La nuit glisse lentement, violée continuellement par la lueur de l’énorme brasier. La plage, sur laquelle notre démence maintient nos pupilles dilatées, est rose ou orangée selon l’intensité de l’enfer. Un tout jeune garçon extrait des groupes du Volkssturm, a succombé de désespoir. Son corps reste serré au milieu de notre groupe qui ne le distingue plus de ceux qui vivent encore. Un autre s’est levé et est parti, comme hypnotisé par le feu qui nous éclaire au sud. Il marche lentement vers Memel et son subconscient qui ne fonctionne certainement plus allège ses pas. Nous le regardons s’éloigner et fondre, confondu dans le clair-obscur irréel.
Le Russe pourrait nous surprendre sans que quiconque cherche à l’intercepter. Les visages, épouvantés des ultimes combattants de l’Est demeurent accrochés et fascinés sur l’apocalypse de Memel. Puis le jour se lève, le feu est jaune clair presque blanc sur les ruines de la ville. Plus aucun ordre, plus aucune coordonnée ne nous parvient. Nous demeurons là, immobiles, inconscients, perdus dans la plus effroyable des solitudes.