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Vers le milieu de la journée, Wollers, notre chef, nous a dit qu’il partait vers Memel. Alors, sans que cela soit un ordre, nous nous sommes levés et l’avons suivi. À mi-chemin, nous nous sommes écroulés. Nos forces ont entièrement disparu et le kilomètre que nous avons parcouru nous a terrassés.

On se bat encore pas très loin à l’est. Comment est-il possible que les nôtres ne soient pas tous morts ? Un lourd nuage noir, rougeoyant à sa base, flotte immobile sur tout l’horizon. Là-bas au sud, sur l’embarcadère, le feu grésille également. Y a-t-il encore quelqu’un sur ces lieux ? Nous demeurons là prostrés et silencieux, les yeux fixés sur l’énormité de la catastrophe. Les heures passent, le temps passe, nos vies s’épuisent et nos yeux ont une fixité étrange. Personne n’a songé à ouvrir les quelques boîtes de conserve disparates que nous possédons. La nourriture ne nous tente pas. Elle a le goût de Memel, et il est par trop amer.

Et la nuit couvre encore une fois notre groupe pétrifié. Notre groupe qui se perd, notre groupe couleur de poussière qui semble avoir bouclé le cycle de notre incarnation. Le brouillard s’étale lentement comme un linceul, s’effrange sur le feu de Memel et stagne sur la mer.

Un groupe lent et ployé passe, comme irréel, à dix mètres de nous. Des survivants qui errent dans le petit espace du néant qu’une charité avare et fruste nous accorde encore. Ce sont peut-être des Russes ? Ou peut-être un rêve ?

Je ne saurais dire combien de temps nous sommes restés là. Combien d’heures. Peut-être une autre journée et une autre nuit sont passées sur nous. La fin de Memel ne se calcule plus d’une manière humaine. Personne n’a jamais pu préciser la durée d’un cauchemar.

Cela n’aurait d’ailleurs qu’une importance relative. Il existe des choses qui sortent de nos échelles coutumières. Pour moi, Memel en est une, et aujourd’hui encore il me faut les témoignages d’autres hommes pour me persuader que tout cela ne relève pas d’une grande maladie que l’on appelle la folie. Pour mettre au jour ce que j’ai raconté, il m’a fallu ouvrir une porte condamnée sur un passé dont l’horreur me fait trembler encore.

Il m’a fallu fouiller dans l’obscurité de cette tombe pour le transposer dans ces lignes. J’ai dû souffrir à nouveau, car même le souvenir est douloureux. Il le fallait, la tombe de Memel où personne n’est jamais allé se recueillir recevra mon récit comme des fleurs humbles et discrètes.

Je ne fais pas appel à l’humanité et ne crie pas vengeance. Pour Memel il serait trop tard en tout. Hormis ces lignes, je demeure silencieux pour avoir perdu le sens du discernement. J’ai appris aussi, dans ma solitude, qu’il n’est pas de force plus immuable que celle du pardon.

Or, à un certain moment de notre calvaire, nous avons perçu des bruits venant de la mer. Tout ce qui venait de la mer cinglait encore une fois notre existence. Nous nous sommes levés et avons écouté avec notre âme. Il y avait un bruit sourd et doux comme celui d’un moteur au ralenti. À peine audible. Et puis il y eut des appels. Des appels diffus qui restaient indistincts. Nous nous sommes avancés dans l’eau et n’avons même pas senti son contact. Il y avait des voix qui criaient dans la brume opaque. Entre deux coups de tonnerre, nous distinguions des mots.

— Hier Windau ! Hier Windau !

Il était question de Windau, une ville plus au nord. Un bateau, tous feux éteints, cherchait son chemin dans l’obscurité. La voix persistait. Elle était probablement émise par un porte-voix. Nous tremblions de plus belle. « Windau. » Alors avec notre restant de force, nous avons hurlé, hurlé :

— Hilfe, Hilfe !

Comme des fous furieux nous sommes entrés dans l’eau sans réserve. Son contact nous ressuscita pour un moment. Nous continuions à hurler, l’eau nous arrivait à la poitrine. Nous titubions et notre voix était inhumaine. Certains tombaient, coulaient un instant et réapparaissaient, toujours hurlants. Bientôt l’eau nous arriva au menton. Nous songeâmes à nous dévêtir pour nager. La silhouette imprécise d’un bateau émergea du brouillard. Nous hurlâmes à nous déchirer la gorge. Le bateau raclait le sable et semblait ne pas bouger.

À demi noyés, nous continuâmes vers le salut qui se manifestait enfin. Nageant, sautant, coulant et ressuscitant, nous parvînmes sur ses flancs. Dans l’imprécision de l’heure, je vis des hommes se pencher par-dessus bord. Des marins qui jetaient des cordes et des filets. Ils nous parlaient et nous posaient des questions auxquelles personne ne répondait. Les tourmentés s’accrochaient à tout ce qu’on leur tendait, à tout ce qui était une prise. Ils haletaient et imploraient. Un trou cerné de rivets vit mes doigts s’incruster dans son orifice. Des doigts morts de froid qui s’agrippèrent comme des griffes que seul un écrasement aurait pu détruire. Les tourmentés se bousculaient et se poussaient pour prendre possession d’un bout de cordage ou de filet. Il y avait un tumulte indescriptible.

Le froid de l’eau commençait à annihiler ma volonté. Raide de souffrances, je maintenais ma prise et luttais contre l’évanouissement. Un paquet de cigarettes vide venait de quitter une de mes poches et flottait à cinquante centimètres de moi. Je le regardais pour fixer mon attention que je sentais s’égarer. Il devenait flou.

Tout devenait indolore et je sentis à peine les bras qui me hissèrent à bord. On me déposa sur le pont auprès de mes camarades anéantis. Nous ne formâmes plus qu’une masse informe et ruisselante, comme une serpillière dont on n’a pas expurgé l’eau. À travers notre coma, nous vîmes circuler des gobelets de thé bouillant que nous avalâmes au péril de nos organes. Mon regard inerte et trouble restait fixé sur la côte prussienne en flammes.

Je ne me souviens plus très bien de ce qui se passa ensuite. Je ne comprends pas que nous ne soyons pas morts de froid sur le pont de ce petit caboteur. Peut-être les marins s’activèrent-ils à nous frictionner ? Je ne sais plus… Une seule chose demeure encore à mon esprit : le bruit de la guerre venant de la côte qui domine celui du bateau et de la mer.

Plus tard, le bâtiment accostera à Pillau où nous serons débarqués. Sur nos jambes flageolantes nous gagnerons, au milieu d’une nuée de réfugiés, un poste de secours, où l’on s’inquiétera un peu de notre état physique. Alentour, dehors sous des hangars à claire-voie, une multitude de blessés gisent allongés ou assis. Une agitation fébrile flotte sur tout le petit port. L’urgence est partout. Si la guerre n’est pas encore arrivée en ces lieux, on la ressent d’une façon imminente. Au nord-est d’ailleurs, son grondement est audible.

Chapitre XVIII

Le chemin de croix

Pillau. Kahlberg. Dantzig. Gotenhafen. Ultime combat

Nous demeurons quelques jours à Pillau. Une vingtaine peut-être. Nous avons été reconnus inaptes pour monter en ligne, étant tous, de fait, plus ou moins blessés et dans un état digne d’être pris en charge par un sanatorium.

Nos cervelles liquéfiées ne contrôlent plus très bien ce qui nous arrive ou plutôt ce qui nous est demandé. Si nous ne sommes plus en condition pour être exposés au feu nous ne sommes pas pour autant exemptés de service. Le bouleversant spectacle des innombrables réfugiés qui ont submergé Pillau ne permet pas à celui qui a encore quatre membres de rester dans l’expectative.

Rapidement, avec d’ailleurs des blessés plus conséquents que nous, nous avons été aspirés par la méritante organisation de secours qui essaie, au prix d’inimaginables prouesses, de venir en aide à la population civile qui patiente dans ce cul-de-sac. Tous ces gens viennent de subir le plus effroyable des exodes et l’horreur de certains spectacles se lit encore sur leurs visages émaciés. Il y a aussi la nuée des blessés, des soldats venant de Königsberg et de Kranz. Ils sont allongés un peu partout, bien souvent dehors, sous le froid qui chute encore en ce début de janvier 1945, et qui abrège parfois leurs souffrances. Les bateaux viennent encore à Pillau. Ils embarquent des civils pour les trois quarts de leur charge et le reste en blessés. Un tri s’exerce dans ce monde geignant qui s’agrippe à ce dernier espoir. Les grands blessés, ceux pour qui les chances de survie sont pesées, ceux qui ne feront à tout jamais que de grands mutilés, pour ceux-là, c’est terminé. Pas d’embarquement possible. Ceux qui représentent encore une forme de vie possible gagnent enfin le salut flottant qui, avec un peu de chance, les ramènera vers l’ouest, vers des lieux que nos esprits crédules entrevoient encore sous les auspices d’une certaine quiétude.