Après le départ de Jango, Barbara se mit à penser à lui. Elle conservait de son exercice de transformation un souvenir ému. Jango occupait une grande place dans la vie de la jeune femme. Pourtant, il n'y occupait aucune position précise, car il n'était ni son amant, ni son collaborateur, ni son confident. Il n'était rien de cela, parce qu'il était tout à la fois.
Elle mangea les chocolats qu'il lui avait apportés, tout en se peignant devant sa coiffeuse. Comme beaucoup de femmes inoccupées, Barbara consacrait à ses cheveux le plus clair de son temps. Comme beaucoup de femmes également, elle croyait posséder une chevelure ensorcelante. En général, celle-ci était blond cuivré.
Cette teinte ou plutôt cette teinture convenait à sa carnation et à la couleur de ses yeux.
Les dents d'écaille mordaient dans les lourdes boucles ; elles broutaient des mèches folles et étiraient de longs reflets fragiles comme du verre filé.
Barbara absorba le dernier chocolat et contempla la boîte vide avec écœurement. Elle regrettait sa gourmandise, qu'elle allait payer d'une nausée de longue durée.
Comme elle hésitait à prendre un vulnéraire, on sonna.
C'était Maurice.
— 'soir ! grommela-t-il.
Et il entra avant qu'elle l'en eût prié.
Le premier sentiment qu'éprouva Barbara fut la peur. Une peur indéfinie, causée par la commission que lui avait remise Jango sur la mort du colonel. Il lui sembla que Maurice lisait en elle et qu'il allait se venger de cette tractation dont il avait fait les frais.
— Quel hasard ! fit-elle d'une voix maladroite.
Maurice repoussa la porte du talon.
— Je grimpe tes deux étages après avoir changé deux fois de métro, et tu appelles ça un hasard, gouailla-t-il.
Barbara le fit entrer au studio. Comme l'avait fait Jango tout à l'heure, il s'approcha de l'aquarium.
— Ne mets plus ta cendre de cigarette dans l'eau des poissons rouges, avertit Barbara. L'autre jour, l'Aga-Khan en a bouffé et il a failli en crever.
Maurice ôta posément sa cigarette américaine de ses lèvres et la secoua à plusieurs reprises au-dessus de l'aquarium.
Barbara se dit que si elle avait un revolver, elle viderait volontiers un chargeur dans le gilet mauve de Maurice.
Ce dernier guettait les réactions de Barbara, mais elle mit un point d'honneur à se contenir et son attente fut vaine.
— Ça y est, dit-il.
— Qu'est-ce qui y est ?
— Ce cher vieux tonton est chez saint Pierre.
— Ah !
— Tu n'as pas l'air surprise…
Barbara haussa les épaules :
— Je vois pas pourquoi je le serais, étant donné que c'est moi qui t'ai fourni toutes les indications pour qu'il fasse le voyage.
Maurice se laissa choir sur le canapé.
— Enfin, c'est drôle, mais j'attendais d'autres réactions de toi.
— Sans blague ! Tu ne voudrais peut-être pas que j'éclate en sanglots. Après tout, ton « Père la Victoire » ne m'était rien…
Ces promptes ripostes surprirent quelque peu Maurice et le déconcertèrent. Il se mit à tirer sur sa petite moustache de bellâtre en sifflotant des choses vagues.
Lorsqu'il eut récupéré :
— Ton exécuteur maison est un con, fit-il doucement. D'abord, il a une tête de pasteur évangéliste.
— Vaut peut-être mieux ça que de trimbaler une tête de salaud, ne put s'empêcher d'affirmer Barbara.
— C'est pour moi que tu dis ça ?
— Qu'est-ce qui te fait croire que ça pourrait être pour toi ?
Elle mit tant de candeur dans cette dernière question que Maurice renonça à se fâcher.
— Passons, fit-il. Outre son physique, je lui reproche également de saboter le travail dont il se charge.
— Ah oui ? sursauta Barbara qui fit aussitôt un rapprochement entre les réflexions de Maurice et les espèces de scrupules que Jango avait semblé manifester.
— Voilà un bonhomme, expliqua Maurice, que je vais trouver pour qu'il fasse de moi un héritier. Pour que j'hérite de mon oncle, quelle est la condition essentielle ?
— Qu'il soit mort.
— Bravo ! Puisque tu as un esprit de déduction aussi poussé, tu vas peut-être pouvoir me dire quelle preuve on peut fournir de la mort d'un homme.
Barbara ne comprit pas. Elle haussa ses sourcils en manière d'interrogation.
— Sans doute m'exprimé-je mal, poursuivit Maurice en riant méchamment. Je veux dire que sans la dépouille d'un homme, on ne peut pas prouver que celui-ci soit claqué. Tu saisis ? Ton Jango à la noix a lessivé le juteux, d'accord ; seulement il vient me dire, la bouche en cœur, qu'il a anéanti le corps. Alors là, je proteste, parce que pas de cadavre, pas de décès reconnu, donc pas d'héritage, tu piges ?
Barbara fit signe qu'elle comprenait.
— Et moi, comme un crétin, j'ai allongé cinquante billets à cet hurluberlu pour qu'il m'empêche d'hériter. Ah ! On peut dire que tu m'as refilé un fameux tuyau…
Comme Barbara bougeait ses lèvres, il ajouta :
— Quoi ? Tu disais quelque chose ?
Barbara secoua la tête. Non, elle ne disait rien. Elle avait trop de mal à réprimer son envie de rire.
Maurice se leva pour arpenter la pièce. Il ressemblait à une bête nuisible. Il avait une démarche étroite, peureuse et souple.
Barbara le regardait sans mot dire. A la fin, elle fit un effort pour détendre l'atmosphère.
— Renseigne-toi sur les délais…
Maurice ne demanda pas de quels délais il s'agissait : il avait compris.
— Et puis, n'oublie surtout pas de signaler la disparition de ton oncle.
— J'ai le temps, dit-il, je ne suis pas censé m'inquiéter sérieusement avant cette nuit.
Barbara, dans un grand élan d'altruisme, se voulut sédative.
— Enfin te voilà libre ! En somme, tu pourras faire pas mal de fric rien qu'en vendant les collections du vieux.
— Les femmes sont pratiques, murmura Maurice.
Mais on le sentait soulagé.
— Moi qui m'étais préparé un alibi, soupirat-il. Comme je savais que la chose devait se passer du côté de Poissy, je suis allé me faire suer à Versailles. Je me suis envoyé le château, le parc, les deux Trianons et le hameau : au moins dix kilomètres d'allées et venues en compagnie d'un vieil Anglais à qui j'ai dû raconter toute l'histoire de France. J'avais conservé mes billets de musée ; je m'étais fait remarquer par les gardiens en leur posant des questions… Tout ça en pure perte…
— Baste, ça t'a fait du bien, un peu d'exercice, dit Barbara.
CHAPITRE III
En descendant de la gare, Jango chercha sa maison au milieu d'une grève de toits multiformes, l'identifia grâce à sa cheminée en forme de pas de vis, et sourit d'aise. En s'exhalant, son souffle devint harmonieux, et bientôt il découvrit que tout son être fredonnait une chanson d'allégresse.
Il s'arrêta chez l'épicier italien afin d'y acheter des dattes pour bonne-maman et une sucette pour Zizi. Lesté de ces emplettes, il s'achemina vers son logis d'où s'échappait une fumée de bonheur, rectiligne et bleue.
Ce fut Zizi qui lui ouvrit la porte du jardin.
— Y a quelqu'un, lui dit le gamin. Je crois que c'est pour du travail.
Jango passa par l'office où bonne-maman épluchait des pommes de terre pour le repas du soir. Il embrassa sa mère et déposa la boîte de dattes sur son tablier.
— Oh ! Par exemple…, fit la vieille femme.
Chaque fois que Jango allait à Paris pour toucher une « prime », il s'arrêtait chez l'épicier italien pour y effectuer les mêmes achats. Bonne-maman ne manquait jamais de feindre une surprise, excessive, comme si, chaque fois, il se fût agi de sa fête ou de son anniversaire.