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Au fond, si on y mangeait si bien, c'est que les patrons venaient tous de leur province, Auvergnats, Bretons, Normands, Bourguignons, et qu'ils avaient gardé, non seulement les traditions de chez eux, mais des contacts, faisant venir de leur pays, jambons et charcuterie, parfois même le pain de campagne...

Il pensait à Cuendet et à sa mère qui, eux, avaient apporté rue Mouffetard l'accent trainant du pays de Vaud, un certain calme, un certain immobilisme où il y avait comme de la paresse.

— Tu n'as pas de nouvelles de la vieille ?

Mme Maigret avait suivi sa pensée dans ses yeux.

— Tu oublies qu'officiellement je ne m'occupe en ce moment que des hold-up. Ça, c'est plus grave, car ça menace les banques, les compagnies d'assurances, les grosses affaires. Les gangsters se sont modernisés plus vite que nous.

Un petit coup de cafard, en passant. Plus exactement de la nostalgie, sa femme le savait, sachant aussi que cela ne durait jamais longtemps.

À ces moments-là, d'ailleurs, il s'effrayait moins de la retraite, qui l'attendait dans deux ans. Le monde changeait, Paris changeait, tout changeait, hommes et méthodes. Sans cette retraite, qui lui apparaissait parfois comme un épouvantail, ne se sentirait-il pas dépaysé dans un univers qu'il ne comprendrait plus ?

Il n'en mangeait pas moins de bon appétit, lentement.

— C'est un drôle de type ! Rien ne laissait prévoir ce qui lui est arrivé et pourtant sa mère s'est contentée de murmurer, quand je me suis inquiété de son avenir :

— Je suis sûre qu'il ne me laissera pas sans rien...

Si c'était vrai, comment Cuendet s'y était-il pris ; quelle combinaison avait-il fini par échafauder dans sa grosse tête rougeaude ?

C'est alors, comme Maigret commençait son dessert, que le téléphone sonna.

— Tu veux que je réponde ?

Il était déjà debout, sa serviette à la main. On l'appelait du Quai. C'était Janvier.

— Une nouvelle qui pourrait être importante, patron. L'inspecteur Nicolas vient de m'appeler. On a pu retrouver l'appel téléphonique fait par René Lussac du café de la porte de Versailles.

« Il s'agit d'un numéro des environs de Corbeil, une villa au bord de la Seine, qui appartient à quelqu'un que vous connaissez, Rosalie Bourdon. »

— La belle Rosalie ?

— Oui. J'ai appelé la brigade mobile de Corbeil. La femme est chez elle.

Encore une qui avait, maintes fois, passé des heures entières dans le bureau de Maigret. À présent, elle approchait de la cinquantaine, mais c'était encore une créature appétissante, bien en chair, haute en couleur, au langage vert et pittoresque.

Elle avait débuté, très jeune, sur le trottoir, aux alentours de la place des Ternes et, à vingt-cinq ans, elle dirigeait une maison de rendez-vous fréquentée par les hommes les plus distingués de Paris.

Elle avait tenu ensuite, rue Notre-Dame-de-Lorette, un cabaret de nuit d'un genre spécial à l'enseigne de La Cravache.

Son dernier amant, l'homme de sa vie, était un certain Pierre Sabatini, de la bande des Corses, condamné à vingt ans de travaux forcés après avoir abattu deux membres du gang des Marseillais, dans un bar de la rue de Douai.

Sabatini était encore à Saint-Martin-de-Ré pour plusieurs années. L'attitude de Rosalie, au procès, avait été pathétique et, la condamnation prononcée, elle avait remué ciel et terre pour obtenir l'autorisation d'épouser son amant.

Toute la presse en avait parlé, à l'époque. Elle s'était prétendue enceinte. Certains avaient imaginé qu'elle s'était fait faire un enfant par le premier venu dans l'espoir de ce mariage.

Lorsque le ministère avait refusé, d'ailleurs, il n'avait plus été question de maternité et Rosalie avait disparu de la circulation, s'était retirée dans sa villa des environs de Corbeil d'où elle envoyait régulièrement lettres et colis au prisonnier. Chaque mois, elle faisait le voyage de l'île de Ré et on la tenait à l'œil, là-bas, craignant qu'elle prépare l'évasion de son amant.

Or, à Saint-Martin, Sabatini partageait la cellule de Fernand.

Janvier continuait :

— J'ai demandé à Corbeil de surveiller la villa. Plusieurs hommes sont autour en ce moment.

— Et Nicolas ?

— Il vous fait dire qu'il se rend à la porte de Versailles. D'après ce qu'il a vu hier, son impression est que Lussac et ses deux amis s'y réunissent chaque soir. Il préfère s'installer dans le café avant eux, afin de moins attirer leur attention.

— Lucas est encore au bureau ?

— Il vient de rentrer.

— Dis-lui de garder, cette nuit, un certain nombre d'hommes sous la main. Je te rappellerai dans quelques minutes.

Il se mit en communication avec le Parquet, n'eut au bout du fil qu'un substitut de garde.

— Je désire parler au procureur Dupont d'Hastier.

— Il n'est pas ici.

— Je sais. J'ai pourtant besoin de lui parler d'urgence. Il s'agit des derniers hold-up et, sans doute, de Fernand.

— Je vais essayer de l'atteindre. Vous êtes au Quai ?

— Chez moi.

Il donna son numéro et, dès lors, les événements s'enchaînèrent avec rapidité. Il avait a peine fini son dessert que la sonnerie retentissait à nouveau. C'était le procureur.

— On m'apprend que vous avez arrêté Fernand ?

— Pas encore, monsieur le procureur, mais nous avons peut-être une chance de l'arrêter, cette nuit.

Il le mettait au courant, en quelques phrases.

— Venez me rejoindre a mon bureau d'ici un quart d'heure. Je suis à table chez des amis, mais je les quitte immédiatement. Vous avez pris contact avec Corbeil ?

Mme Maigret lui préparait du café très noir et sortait la bouteille de framboise du buffet.

— Fais attention de ne pas prendre froid. Tu crois que tu iras à Corbeil ?

— Cela m'étonnerait qu'ils m'en laissent une chance.

Il ne se trompait pas. Au Palais de Justice, dans un des vastes bureaux du Parquet, il trouvait, non seulement le procureur Dupont d'Hastier, en smoking, mais le juge d'instruction Legaille, chargé du dossier des hold-up, ainsi qu'un de ses vieux camarades de l'autre maison, c'est-à-dire de la rue des Saussaies, le commissaire Buffet.

Buffet était plus grand, plus large, plus épais que lui, le teint rouge, les yeux toujours comme endormis, ce qui ne l'empêchait pas d'être un des policiers les plus redoutables.

— Asseyez-vous, Maigret, et dites-nous où vous en êtes exactement.

Avant de quitter le boulevard Richard-Lenoir, il avait eu une nouvelle conversation téléphonique avec Janvier.

— J'attends des nouvelles, ici, d'un instant à l'autre. Je peux déjà vous affirmer qu'il y a un homme depuis quelques jours, dans la villa de Rosalie Bourdon, à Corbeil.

— Nos policiers l'ont vu ? questionna Buffct, qui avait une toute petite voix pour un si gros corps, presque une voix de fille.

— Pas encore. Des voisins leur en ont parlé, et le signalement correspond assez bien avec celui de Fernand.

— Ils cernent la villa ?

— D'assez loin, pour ne pas donner l'alarme.

— Il existe plusieurs issues ?

— Bien entendu, mais la situation se développe par ailleurs aussi. Comme je l'ai dit tout à l'heure par téléphone au procureur, Lussac est un ami de Joseph Raison, le gangster qui a été tué rue La Fayette, et qui habitait le même immeuble que lui, à Fontenay-aux-Roses. Or, Lussac fréquente, avec au moins deux camarades, un café de la porte de Versailles, le café des Amis.

« Ils y jouaient aux cartes hier soir et, à neuf heures et demie, Lussac s'est enfermé dans la cabine pour appeler Corbeil.

« Il apparaît donc que c'est de cette façon que les trois hommes restent en contact avec leur chef. J'attends un coup de fil d'un moment à l'autre.

« Maintenant, si, ce soir, ils se réunissent au même endroit, ce que nous ne tarderons pas à savoir, nous aurons une décision à prendre. »