Il récite, comme ça :
— Vierge Sainte, au milieu de vos jours glorieux, n’oubliez pas les tristesses de la terre. Jetez un regard de bonté sur ceux qui sont dans la souffrance, qui luttent contre les difficultés et qui ne cessent de tremper leurs lèvres aux amertumes de la vie.
Il ne peut aller plus loin.
— Maman…, balbutie-t-il. Maman… O maman !…
Je devine qu’il est à bout. Qu’il va lâcher prise, s’abandonner aux sortilèges de l’horreur.
— Pinaud ! lui lancé-je d’un ton tranquille, pas d’impatience, vieux crabe ! Tu dois tenir encore un petit moment. Les pompiers arrivent. Tu les entends ? Laisse-leur le temps de développer la grande échelle, ensuite tu n’auras plus rien à faire, ils s’occuperont de toi.
— Je peux plus ! Je peux plus, répond la Vieillasse dans un râle.
— Bon, lui dis-je, je te rejoins, mais ce que tu peux être chiant !
Malgré les exhortations de l’agent, j’enjambe la barre d’appui après avoir ôté mes mocassins.
Je me dis, dans ma Ford intérieure : « Pauvre fier à bras de mes fesses, héros de caf conc’ en chômage technique ! Tu te crois obligé de jouer les sauveurs intrépides, et tu vas déféquer dans ton beau costar de chez l’Académicien[5]. »
Malgré cela, j’avance, tourné face au vide.
Je perçois l’arrivée des pompelards, en bas ; la rumeur d’effroi de la populace qui compte bien qu’on va se fraiser comme deux mannequins, La Pine et moi. Néanmoins j’avance, en raclant la façade de mes fesses crispées. Je ne regarde pas en bas, mais droit devant. Et qu’aperçois-je ? Pile vis-à-vis de ma pomme ? Une nana blonde avec des bigoudoches dans les crins. Elle a ses deux mains appliquées sur le haut de sa poitrine et paraît folle d’angoisse. Enfin quelqu’un capable de charité chrétienne, tu crois ?
Tout en m’approchant de La Pine, je l’encourage à mi-voix :
— Bouge pas, vieux catafalque ! Me voilà. Tu vois que ça n’est pas tellement sorcier. Les pompelards sont en train d’agir !
Sans cesser de jacter des paroles stimulantes, je me demande ce que ce vieux nœud branle sur la corniche. Il s’est pris pour un zoziau, Pinuchet ? C’est une pigeonne de Pantruche qui est venue lui roucouler des choses tendres et l’a embarqué hors de l’immeuble, ce vieux serin déplumé ?
Je l’entends claquer de ses dents artificielles.
— T’aurais dû larguer ton râtelier avant de jouer les voltigeuses, César, je persifle ; tu nous joues un solo de castagnettes comme à la féria de Séville.
Je suis à présent à pas un mètre de lui et m’arrête car, si j’arrive jusqu’à sa portée, il risque de me choper à bras-le-corps, se croyant sauvé. Tu vois ce double valdingue pour le plus grand panard des foules charognardes ?
— Bon, je suis là, dis-je. A présent, tu fais le vide (si je puis dire) dans ta vieille caboche, ça ne doit pas être dur. On est en train de nous envoyer l’ascenseur, mec. Une nacelle de tôle au bout de l’échelle. Tu vas voir ce confort ! Un velours ! Tu voudras y remonter tous les dimanches.
— Je ne sens plus mes pieds ! bafouille l’Ancêtre.
— D’autres les sentent pour toi, vieux zob. Mais dis donc, t’aurais pas déféqué dans tes braies ? Ça fouette les commodités obstruées, sur ton perchoir. Tout doux, mec, plus que quelques secondes et le carrosse de Son Éminence est avancé.
« Bonjour, mon ami ! » T’inquiète pas, c’est au gentil pompier qui joue les liftiers que je m’adresse. Ça y est : le lift de monsieur nous attend. Vous avez bien fait de passer par là, cher combattant du feu ; mon vieux pote l’acrobate commençait à fatiguer. Voilà, La Pine : fais un simple pas en arrière et ta lamentable carcasse sera sauvée ! »
La Vieillerie obéit à mon injonction[6] et, de confiance, fait le pas en arrière qui lui est réclamé. « Venez, Margot, dans ma nacelle », que chantait grand-mère dans les noces. César est près du valeureux pompelard de la caserne Champerret, un certain Yvan Dénèfles ; 34 ans, marié, 3 enfants dont l’un est l’aîné des deux autres. Sauvé, la Baderne ! Mais combien tremblante ! Elle sucre comme si on lui avait enfilé un pic pneumatique dans le recteur. Ses fausses dents claquent, pareil au linge mis à sécher dans la vallée du Rhône un jour de mistral.
Je le rejoins et le prends contre moi. La Vieillasse se fout à sangloter.
— C’est les nerfs, hoquette-t-il, pour s’excuser la réaction.
— Il voulait se suicider ? s’informe le pompelard.
— Ça m’étonnerait, dis-je-t-il. Ce vieux fossile aime trop la vie.
Mais la question de « l’homme du feu » comme on dit puis dans les journaux à sensation, vient à son heure.
— Au fait, papa, que foutais-tu sur cette corniche ? T’es devenu funambule ou somnambule ?
Pinuche se dégage de ma fraternelle et quelque peu filiale étreinte. Il déboutonne son veston et me montre un énorme renflement de son bénoche, à l’emplacement que devait occuper Coquette dans ses bons jours anciens.
— T’as morflé une orchite double ? effaré-je.
— Non, non.
Il dégrafe son décolleté sud, plonge la main dans une zone obscure de sa vêture et en ressort, devine quoi ? Tu donnes ta langue à la chatte de madame ?
Une quille de champ non débouchée.
Du Rougon-Macquart, mon chéri.
C’est plutôt inattendu.
— Raconte ! enjoins-je.
Notre cage métallique descend vers la foule qui, déçue par ce happy end, mais sportive, applaudit. A sa fenêtre, la fille aux bigoudis nous envoie des baisers enthousiastes.
— Alors ? insisté-je.
Le Pinaud-culte retrouve enfin cet ineffable sourire qui nous informe qu’un mystérieux messager est venu un jour lui promettre le paradis.
— Pendant que tu enquêtais chez la brave Mina, je suis retourné dans la chambre où fut assassiné le couple. J’ai ouvert la fenêtre pour examiner l’extérieur.
— Tu cherchais quelque chose ?
Il murmure :
— Nous autres policiers, nous cherchons toujours quelque chose, non ?
— C’est juste. Alors ?
— En me penchant par la croisée, j’ai aperçu cette bouteille au bout de la corniche. J’ai alors chaussé mes besicles pour mieux la voir et j’ai pu lire la marque du champagne : la même que celle qui a été servie au couple assassiné !
« Évidemment, j’eusse dû te prévenir et nous aurions trouvé un moyen moins périlleux de la récupérer, mais je suis un vieux scout, que veux-tu, et je me crois toujours jeune. D’un mouvement irréfléchi, j’ai enjambé la barre d’appui et me suis mis à me déplacer sur la comiche. J’ai rejoint la bouteille et l’ai glissée dans mon pantalon afin de conserver l’usage de mes mains.
« Ce faisant, j’ai eu un faux mouvement qui a failli me faire basculer en arrière ; du coup, la panique m’a saisi. Une frousse intense, neutralisante, irraisonnée. Je me suis dit que j’allais tomber et m’écraser en bas. Et puis tu es arrivé et tu m’as sauvé. O cher, cher Antoine, ami inappréciable, mon plus que fils, mon héritier. J’ai déjà fait mon testament pour te léguer tous mes biens qui sont conséquents et feront de toi un beau parti.
— Tu es gentil, fais-je, mais le seul héritage que je toucherai jamais me vient de mon travail. Je le perçois de mon vivant, ce qui est beaucoup plus rigolo.
Il se met à pleurer :
— Ne refuse pas ce legs, Antoine bien-aimé ; tu en disposeras à ta guise et je sais que ta décision sera judicieuse, car tu es un homme rare.