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C’est un conte macabre qu’Alfred de Vigny répétait là à sa petite-cousine. La vérité est que pas une seule fois, en son vivant, Chateaubriand n’a fait visite à son tombeau. Il était de notoriété à Saint-Malo, en 1848, à l’époque de ses funérailles, qu’il n’avait pas revu sa ville natale depuis 1792. M. Charles Cunat, le savant et consciencieux archiviste de Saint-Malo, écrivait en 1850, dans ses Recherches sur plusieurs des circonstances relatives aux origines, à la naissance et à l’enfance de M. de Chateaubriand:

«Peu de temps après son mariage (19 mars 1792), Chateaubriand partit pour Paris avec sa femme et ses sœurs Lucile et Julie. Depuis cette époque, il ne revit plus sa ville natale, quoiqu’il en eût manifesté maintes fois le désir: il remettait ce voyage d’année en année.»

Quant à sa sœur, Mme de Marigny, qui habitait Dinan, où elle est morte au couvent de la Sagesse, le 18 juillet 1860, Chateaubriand ne l’oubliait point, et il ne cessa de lui écrire jusqu’à la fin, lui qui, dans ses dernières années, n’écrivait plus à personne. J’ai sous les yeux quelques-unes de ces lettres de Chateaubriand à sa sœur, écrites parfois à peu de jours de distance, l’une par exemple à la date du 9 septembre 1845, et l’autre à la date du 15 du même mois. De cette correspondance j’extrairai seulement la lettre suivante, où il est parlé de la tombe du Grand-Bé; elle est signée de ce prénom de François, qui rappelait au frère et à la sœur les lointaines années de Combourg:

Paris, le 15 mars 1834.

J’ai porté, chère sœur, ta lettre et la lettre qu’elle renfermait à Louis[512], il ne comprend grand’chose à l’affaire, mais il te répond aujourd’hui même. Chaque année je forme le projet d’aller t’embrasser, toi et mes parents, d’aller revoir avant de mourir notre pauvre Bretagne, et chaque année vient une bouffée de vent qui me pousse ailleurs. Tu étais souffrante en m’écrivant, et je t’écris, extrêmement souffrant moi-même. Tu sais que j’ai pris mes précautions, et la ville de Saint-Malo m’accorde une petite place sur le Grand-Bé pour ma sépulture. La ville a la bonté d’élever mon tombeau à ses frais; tu vois que je ne renonce pas à notre patrie. Chère amie, je désire beaucoup cependant te revoir de mon vivant et t’embrasser comme je t’aime. Dis mille choses à Caroline[513] et à toute notre famille.

Ton frère,

François.

II.

Le manuscrit de 1826

Sous ce titre: Esquisse d’un maître: souvenirs d’enfance et de jeunesse de Chateaubriand,[514] Mme Charles Lenormant a publié, en 1874, le texte primitif des trois premiers livres de Mémoires d’outre-tombe, d’après un manuscrit qui porte la date de 1826. Ce manuscrit, ainsi que j’ai déjà eu occasion de le dire dans l’Introduction de l’édition actuelle, est à peu près tout entier de la main de Mme Récamier qui se fit seulement aider dans sa copie (pour un quart environ) par Charles Lenormant. Nous avons là le premier jet, l’expression spontanée la plus pure et la plus simple de la pensée de son auteur. Cette rédaction première, Chateaubriand, depuis 1826, l’a profondément remaniée. Il y a beaucoup ajouté; il y a fait aussi des suppressions, dont quelques-unes sont regrettables. C’est ainsi que, dans sa version dernière, il a fait disparaître tout le début du livre premier. Et pourtant ces pages, littérairement très belles, avaient en outre l’avantage de bien indiquer le dessein de leur auteur, et quels sentiments l’animaient au moment où il entreprenait d’écrire les Mémoires de sa vie[515]. Le lecteur sera heureux de trouver ici ces pages supprimées:

Je me suis souvent dit: Je n’écrirai point les mémoires de ma vie, je ne veux point imiter ces hommes qui, conduits par la vanité et le plaisir qu’on trouve naturellement à parler de soi, révèlent au monde des secrets inutiles, des faiblesses qui ne sont pas les leurs, et compromettent la paix des familles.

Après ces belles réflexions, me voilà écrivant les premières lignes de mes mémoires. Pour ne pas rougir à mes propres yeux, et pour me faire illusion, voici comment je pallie mon inconséquence.

D’abord je n’entreprends ces mémoires qu’avec le dessein formel de ne disposer d’aucun nom que du mien propre dans tout ce qui concerne ma vie privée; j’écris principalement pour rendre compte de moi à moi-même. Je n’ai jamais été heureux, je n’ai jamais atteint le bonheur, que j’ai poursuivi avec une persévérance qui tient à l’ardeur naturelle de mon âme; personne ne sait quel était le bonheur que je cherchais, personne n’a connu entièrement le fond de mon cœur: la plupart des sentiments y sont restés ensevelis ou ne se sont montrés dans mes ouvrages que comme appliqués à des êtres imaginaires. Aujourd’hui que je regrette encore mes chimères sans les poursuivre, que parvenu au sommet de la vie, je descends vers la tombe, je veux, avant de mourir, remonter vers mes belles années, expliquer mon inexplicable cœur, voir enfin ce que je pourrai dire, lorsque ma plume sans contrainte s’abandonnera à tous mes souvenirs. En rentrant au sein de ma famille qui n’est plus, en rappelant des illusions passées, des amitiés évanouies, j’oublierai le monde au milieu duquel je vis et auquel je suis si parfaitement étranger. Ce sera de plus un moyen agréable pour moi d’interrompre des études pénibles, et quand je me sentirai las de tracer les tristes vérités de l’histoire, je me reposerai en écrivant l’histoire de mes songes.

Je considère ensuite que, ma vie appartenant au public par un côté, je n’aurais pu échapper à tous les faiseurs de mémoires, à tous les biographes marchands, qui couchent le soir sur le papier ce qu’ils ont entendu dire le matin dans les antichambres. J’ai eu des succès littéraires, j’ai attaqué toutes les erreurs de mon temps, j’ai démasqué des hommes, blessé une multitude d’intérêts; je dois donc avoir réuni contre moi la double phalange des ennemis littéraires et politiques. Ils ne manqueront pas de me peindre à leur manière; et ne l’ont-ils pas déjà fait! Dans un siècle où les plus grands crimes commis ont dû faire naître les haines les plus violentes, dans un siècle corrompu, où les bourreaux ont un intérêt à noircir les victimes, où les plus grandes calomnies sont celles que l’on répand avec le plus de légèreté, tout homme qui a joué un rôle dans la société doit, pour la défense de sa mémoire, laisser un monument par lequel on puisse le juger.

Mais avec cette idée, je vais peut-être me montrer meilleur que je ne suis? J’en serai peut-être tenté? À présent, je ne le crois pas, je suis résolu à dire toute la vérité. Comme j’entreprends d’ailleurs l’histoire de mes idées et de mes sentiments, plutôt que l’histoire de ma vie, je n’aurai pas autant de raisons de mentir. Au reste, si je me fais illusion sur moi, ce sera de bonne foi, et par cela même on verra encore la vérité au fond de mes préventions personnelles.

Geoffroy-Louis, comte de Chateaubriand, neveu du grand écrivain et arrière-petit-fils de Malesherbes, naquit à Paris le 13 février 1790. Il était le fils aîné de Jean-Baptiste-Auguste de Chateaubriand, comte de Combourg, et d’Aline-Thérèse Le Peletier de Rosambo, fille de Louis Le Peletier de Rosambo, président à mortier au Parlement de Paris, et de Marguerite de Lamoignon de Malesherbes. En 1812, à l’âge de vingt-deux ans, il épousa Mlle Henriette-Félicité-Zélie d’Orglandes, qui en avait à peine dix-sept. Le mariage eut lieu au château du Ménil, près de Mantes, chez Mme de Rosambo, tante de Mlle d’Orglandes. Chateaubriand composa en l’honneur des jeunes époux ce gracieux épithalame:

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[512]

Son neveu, le comte Louis de Chateaubriand.

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[513]

Caroline de Bedée, cousine-germaine de Chateaubriand.

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[514]

Un volume in-18. Michel Lévy frères, éditeurs.

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[515]

C’était le titre que Chateaubriand avait d’abord projeté de donner à ses récits. On lit à la première page du Manuscrit de 1826: Mémoires de ma vie, commencés en 1809.