Avant cette époque, le vent nous ayant forcés de nous élever considérablement dans le Nord, nous nous étions trouvés dans la nécessité de faire une seconde relâche à l’île de Saint-Pierre[524]. Durant les quinze jours que nous passâmes à terre, T… et moi nous allions courir dans les montagnes de cette île affreuse; nous nous perdions au milieu des brouillards dont elle est sans cesse couverte. L’imagination sensible de mon ami se plaisait à ces scènes sombres et romantiques: quelquefois, errant au milieu des nuages et des bouffées de vent, en entendant les mugissements d’une mer que nous ne pouvions découvrir, égarés sur une bruyère laineuse et morte, au bord d’un torrent rouge qui roulait entre des rochers, T… s’imaginait être le barde de Cona; et, en sa qualité de demi-Écossais, il se mettait à déclamer des passages d’Ossian pour lesquels il improvisait des airs sauvages, qui m’ont plus d’une fois rappelé le «’t was like the memory of joys that are past, pleasing and mournful to the soul.» Je suis bien fâché de n’avoir pas noté quelques-uns de ces chants extraordinaires, qui auraient étonné les amateurs et les artistes. Je me souviens que nous passâmes toute une après-midi à élever quatre grosses pierres en mémoire d’un malheureux célébré dans un petit épisode à la manière d’Ossian[525]. Nous nous rappelions alors Rousseau s’amusant à lever des rochers dans son île, pour regarder ce qui était dessous: si nous n’avions pas le génie de l’auteur de l’Émile, nous avions du moins sa simplicité. D’autres fois nous herborisions.
Mais je prévis dès lors que T… m’échapperait. Nos prêtres se mirent alors à faire des processions et voilà mon ami qui se monte la tête, court se placer dans les rangs, et se met à chanter avec les autres. J’écrivis aussi de Saint-Pierre à la mère de T… Je ne sais si ma lettre lui aura été remise, comme le gouverneur me l’avait promis; je désire qu’elle ait été perdue, puisque j’y donnais des espérances qui n’ont pas été réalisées.
Arrivé à Baltimore, sans me dire adieu, sans paraître sensible à notre ancienne liaison, à ce que j’avais fait pour lui (m’étant attiré la haine des prêtres), T… me quitta un matin et je ne l’ai jamais revu depuis. J’essayai, mais en vain, de lui parler; le malheureux était circonvenu, et il se laissa aller. J’ai été moins touché de l’ingratitude de ce jeune homme que de son sort: depuis ma retraite en Angleterre, j’ai fait de vaines recherches pour découvrir sa famille. Je n’avais d’autre envie que d’apprendre qu’il était heureux, et de me retirer; car, quand je le connus, je n’étais pas alors ce que je suis: je rendais alors des services, et ce n’est pas ma manière de rappeler des liaisons passés avec des riches, lorsque je suis tombé dans l’infortune. Je me suis présenté chez l’évêque de Londres et, sur les registres qu’on m’a permis de feuilleter, je n’ai pu trouver le nom du ministre T… Il faut que je l’orthographie mal. Tout ce que je sais, c’est que T… avait un frère et que deux de ses sœurs étaient placées à la cour. J’ai peu trouvé d’hommes dont le cœur fût mieux en harmonie avec le mien que celui de T…; cependant mon ami avait dans les yeux une arrière pensée que je ne lui aurais pas voulu.
Lorsque Chateaubriand publia, en 1826, une nouvelle édition de l’Essai, il fit suivre la note qu’on vient de lire des lignes suivantes:
Il n’y a de passable dans cette note que mes descriptions comme voyageur. Il fallait bien, au reste, puisque j’étais philosophe, que j’eusse tous les caractères de ma secte: la fureur du propagandisme et le penchant à calomnier les prêtres. J’ai été plus heureux comme ambassadeur que je ne l’avais été comme émigré. J’ai retrouvé à Londres, en 1822, M. T…, il ne s’est point fait prêtre: il est resté dans le monde; il s’est marié; il est devenu vieux comme moi; il n’a plus d’arrière-pensée dans les yeux: son roman, ainsi que le mien, est fini.
Dans son Voyage en Amérique (Œuvres complètes, tome VI), Chateaubriand a donné quelques fragments de son Journal de route. Ce sont de simples notes, mais où se révèle déjà le grand peintre qu’il sera plus tard. «Rien, dit Sainte-Beuve (Chateaubriand et son groupe littéraire sous l’Empire, t. I, p. 126), rien ne rend mieux l’impression vraie, toute pure, à sa source; ce sont les cartons du grand peintre, du grand paysagiste, dans leur premier jet.»
Voici quelques-unes de ces notes.
Le ciel est pur sur ma tête, l’onde limpide sous mon canot qui fuit devant une légère brise. À ma gauche sont des collines taillées à pic et flanquées de rochers d’où pendent des convolvulus à fleurs blanches et bleues, des festons de bignonias, de longs graminées, des plantes saxatiles de toutes les couleurs; à ma droite règnent de vastes prairies. À mesure que le canot avance, s’ouvrent de nouvelles scènes et de nouveaux points de vue; tantôt ce sont des vallées solitaires et riantes, tantôt des collines nues; ici c’est une forêt de cyprès dont on aperçoit les portiques sombres; là c’est un bois léger d’érables, où le soleil se joue comme à travers une dentelle.
Liberté primitive, je te retrouve enfin! Je passe comme cet oiseau qui vole devant moi, qui se dirige au hasard, et n’est embarrassé que du choix des ombrages. Me voilà tel que le Tout-Puissant m’a créé, souverain de la nature, porté triomphant sur les eaux, tandis que les habitants des fleuves accompagnent ma course, que les peuples de l’air me chantent leurs hymnes, que les bêtes de la terre me saluent, que les forêts courbent leur cime sur mon passage. Est-ce sur le front de l’homme de la société, ou sur le mien, qu’est gravé le sceau immortel de notre origine? Courez vous enfermer dans vos cités, allez vous soumettre à vos petites lois; gagnez votre pain à la sueur de votre front, ou dévorez le pain du pauvre; égorgez-vous pour un mot, pour un maître; doutez de l’existence de Dieu, ou adorez-le sous des formes superstitieuses: moi j’irai errant dans mes solitudes; pas un seul battement de mon cœur ne sera comprimé, pas une seule de mes pensées ne sera enchaînée; je serai libre comme la nature; je ne reconnaîtrai de souverain que celui qui alluma la flamme des soleils, et qui d’un seul coup de sa main fit rouler tous les mondes.
Nous nous sommes levés de grand matin pour partir à la fraîcheur; les bagages ont été rembarques; nous avons déroulé notre voile. Des deux côtés nous avions de hautes terres chargées de forêts; le feuillage offrait toutes les nuances imaginables: l’écarlate fuyant sur le rouge, le jaune foncé sur l’or brillant, le brun ardent sur le brun léger; le vert, le blanc, l’azur, lavés en mille teintes plus ou moins faibles, plus ou moins éclatantes. Près de nous c’était toute la variété du prisme; loin de nous, dans les détours de la vallée, les couleurs se mêlaient et se perdaient dans des fonds veloutés. Les arbres harmonisaient ensemble leurs formes; les uns se déployaient en éventail, d’autres s’élevaient en cônes, d’autres s’arrondissaient en boule, d’autres étaient taillés en pyramide: mais il faut se contenter de jouir de ce spectacle sans chercher à le décrire.
Il est impossible de remonter plus haut en canot: il faut maintenant changer notre manière de voyager; nous allons tirer notre canot à terre, prendre nos provisions, nos armes, nos fourrures pour la nuit, et pénétrer dans les bois.
Qui dira le sentiment qu’on éprouve en entrant dans ces forêts aussi vieilles que le monde, et qui seules donnent une idée de la création telle qu’elle sortit des mains de Dieu? Le jour, tombant d’en haut à travers un voile de feuillage, répand dans la profondeur du bois une demi-lumière changeante et mobile qui donne aux objets une grandeur fantastique. Partout il faut franchir des arbres abattus, sur lesquels s’élèvent d’autres générations d’arbres. Je cherche en vain une issue dans ces solitudes; trompé par un jour plus vif, j’avance à travers les herbes, les mousses, les lianes, et l’épais humus composé des débris des végétaux; mais je n’arrive qu’à une clairière formée par quelques pins tombés. Bientôt la forêt redevient plus sombre; l’œil n’aperçoit que des troncs de chênes et de noyers qui se succèdent les uns aux autres, et qui semblent se serrer en s’éloignant: l’idée de l’infini se présente à moi.
[525]
Il était tiré de mes