Un de ces hommes qui jaillissent des événements et qui sont les enfants spontanés du péril, se trouva: un matelot de New-York s’empare de la place désertée du pilote. Il me semble encore le voir en chemise, en pantalon de toile, les pieds nus, les cheveux épars et diluviés[505], tenant le timon dans ses fortes serres, tandis que, la tête tournée, il regardait à la poupe l’onde qui devait nous sauver ou nous perdre. Voici venir cette lame embrassant la largeur de la passe, roulant haut sans se briser, ainsi qu’une mer envahissant les flots d’une autre mer: de grands oiseaux blancs, au vol calme, la précèdent comme les oiseaux de la mort. Le navire touchait et talonnait; il se fit un silence profond; tous les visages blêmirent. La houle arrive: au moment où elle nous attaque, le matelot donne le coup de barre; le vaisseau, près de tomber sur le flanc, présente l’arrière, et la lame, qui paraît nous engloutir, nous soulève. On jette la sonde; elle rapporte vingt-sept brasses. Un huzza monte jusqu’au ciel et nous y joignons le cri de: Vive le roi! il ne fut point entendu de Dieu pour Louis XVI; il ne profita qu’à nous.
Dégagés des deux îles, nous ne fûmes pas hors de danger; nous ne pouvions parvenir à nous élever au-dessus de la côte de Granville. Enfin la marée retirante nous emporta, et nous doublâmes le cap de La Hougue. Je n’éprouvai aucun trouble pendant ce demi-naufrage et ne sentis point de joie d’être sauvé[506]. Mieux vaut déguerpir de la vie quand on est jeune que d’en être chassé par le temps. Le lendemain, nous entrâmes au Havre. Toute la population était accourue pour nous voir. Nos mâts de hune étaient rompus, nos chaloupes emportées, le gaillard d’arrière rasé, et nous embarquions l’eau à chaque tangage. Je descendis à la jetée. Le 2 de janvier 1792, je foulai de nouveau le sol natal qui devait encore fuir sous mes pas. J’amenais avec moi, non des Esquimaux des régions polaires, mais deux sauvages d’une espèce inconnue: Chactas et Atala.
APPENDICE
I.
La tombe du Grand-Bé
Au mois d’août 1828, le maire de Saint-Malo, M. de Bizien, écrivit à Chateaubriand pour le prier d’appuyer auprès du Gouvernement la demande de la ville, relative à l’établissement d’un bassin à flot. L’auteur du Génie du christianisme, en même temps qu’il se mettait à leur disposition, sollicitait de ses concitoyens la concession, «à la pointe occidentale du Grand-Bé, d’un petit coin de terre tout juste suffisant pour contenir son cercueil». La réponse du maire au grand poète fut peut-être un peu trop administrative: «Je ne crois pas, disait-il, qu’il soit difficile d’obtenir la concession d’une portion de terrain dans le flanc occidental de cette île, et si votre seigneurie le juge à propos, j’informerai en son nom M. le commandant du génie à Saint-Malo de son désir en le priant de le faire connaître à M. le ministre de la guerre auprès duquel votre S. terminerait aisément, je crois, cette affaire.» – Il ne pouvait convenir à Chateaubriand de courir les bureaux de la guerre et de faire des démarches auprès du ministre. L’affaire en resta là. Elle fut reprise trois ans plus tard, en 1831, par un jeune poète, M. Hippolyte La Morvonnais. Sur sa requête, le Conseil municipal décida de demander à l’État les quelques pieds de terre nécessaire à la sépulture du grand écrivain; il se chargerait de plus des frais de la tombe. Au maire, M. Hovius, qui lui avait transmis la délibération du Conseil, Chateaubriand répondit par la lettre suivante:
Il me serait impossible de vous exprimer l’émotion que j’ai éprouvée en recevant la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire. Avant d’entrer dans quelques détails, je m’empresse d’abord, Monsieur, de satisfaire au devoir de la reconnaissance, en vous priant d’offrir mes remerciements les plus sincères à MM. les membres du conseil municipal et d’agréer vous-même dans ces remerciements la part qui vous est si justement due.
Je n’avais jamais prétendu et je n’aurais jamais osé espérer, Monsieur, que ma ville natale se chargeât des frais de ma tombe. Je ne demandais qu’à acheter un morceau de terre de vingt pieds de long sur douze de large, à la pointe occidentale du Grand-Bé. J’aurais entouré cet espace d’un mur à fleur de terre, lequel aurait été surmonté d’une simple grille de fer peu élevée, pour servir non d’ornement, mais de défense à mes cendres. Dans l’intérieur je ne voulais placer qu’un socle de granit taillé dans les rochers de la grève. Ce socle aurait porté une petite croix de fer. Du reste, point d’inscription, ni nom, ni date. La croix dira que l’homme reposant à ses pieds était un chrétien: cela suffira à ma mémoire.
Je ne suis revenu, Monsieur, que momentanément en France; il est probable que je mourrai en terre étrangère[507]. Si la ville qui m’a vu naître m’octroie le terrain dont je sollicitais la concession, ou si elle maintient la résolution si glorieuse pour moi, de s’occuper de ces soins funèbres, j’ordonnerai par mon testament de rapporter mon cercueil auprès de mon berceau, quel que soit le lieu où il plaise à la Providence de disposer de ma vie. Dans le cas où mes concitoyens persisteraient dans leur dessein généreux, je les supplie de ne rien changer à mon plan de sépulture et de faire bénir par le curé de Saint-Malo le lieu de mon repos, après l’avoir préparé.
Je ne puis, Monsieur, que vous renouveler, en finissant cette lettre, l’assurance de ma profonde reconnaissance, et vous prier encore d’offrir mes remerciements aux personnes dont je transcris ici les noms avec un respect tout religieux: MM. Bossinot, Boishamon, Dupuy-Fromy, Egault, Delastelle, Villalard, Béhier, Lebreton-de-Blessin, Choesnet, Lanuel, Fontan, Bossinot-Ponphily, Michel-Villeblanche, Michel père, Gaultier, Sereldes-Forges, Dujardin-Pinte-de-Vin, Blaize, Lachambre, Bourdet, de Seguinville, Chapel, Heurtault, Pothier.
Chateaubriand et la ville sont d’accord; les choses vont donc pouvoir marcher vite… Mais, si elles marchaient vite, à quoi servirait l’Administration? à quoi serviraient les Bureaux? Huit années se passeront avant que l’affaire aboutisse. Besoin sera que M. La Morvonnais fasse encore démarches sur démarches, mette en mouvement des députés, et non des moindres, M. Eugène Janvier et M. de Lamartine. Ce dernier lui écrivait:
Personne ne sera plus fier que moi d’avoir porté ma pierre au tombeau de notre plus grand poète. Le peu de poésie qui est dans mon âme y a découlé de la sienne: mon hommage n’est que de la reconnaissance et de la tendresse pour cette grande individualité de notre temps qui fera, je l’espère, attendre longtemps notre prévoyance.
Je serai à Paris dans huit jours et je demanderai audience au ministre pour lui exposer vos motifs: j’espère qu’il se montrera digne de les entendre.
Enfin, en 1839, le département de la guerre consentit à céder «les quelques pieds de terre», – non sans faire d’ailleurs d’expresses réserves et spécifier que l’érection du tombeau de M. de Chateaubriand ne devait être considéré que comme une simple «tolérance». Voici la déclaration que le maire de Saint-Malo était obligé de signer:
L’an mil huit cent trente-neuf, le vendredi dix-sept mai, nous soussigné Louis-François Hovius, maire de Saint-Malo, dûment autorisé par le conseil municipal, en vertu de sa délibération du trois août mil huit cent trente-six, dont l’expédition a été adressée à M. le chef du Génie le huit septembre mil huit cent trente-sept, reconnaissons, conformément à la lettre de M. le Ministre de la guerre en date du vingt-et-un janvier mil huit cent trente-six, que c’est par tolérance du département de la guerre qu’un tombeau a été érigé pour M. de Chateaubriand sur l’île du Grand-Bé, et que cette construction ne pourra jamais faire acquérir à la commune aucun droit de propriété sur cette île qui appartient au département de la guerre, et que ceux de ce dernier sur tout le terrain sont maintenus dans leur plénitude.
[505]
[506]
C’est d’après cette tempête, où il avait failli périr, que Chateaubriand peindra plus tard, au XIXe livre des