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«C'est très bien, très bien, mademoiselle», disait la voix de M. Filippi dans son oreille. «La physique est une science de la nature, ne l'oubliez jamais. Continuez comme cela, vous êtes sur la bonne voie.»

«Oui, mais pour aller où?» murmurait Lullaby.

En effet, elle ne savait pas très bien où cela la conduisait. Pour reprendre son souffle, elle s'arrêta encore et elle regarda la mer, mais là aussi il y avait un problème, car il s'agissait de calculer l'angle de réfraction de la lumière du soleil sur la surface de l'eau.

«Je n'y arriverai jamais», pensait-elle.

«Voyons, mettez en application les lois de Descartes», disait la voix de M. Filippi dans son oreille.

Lullaby faisait un effort pour se souvenir.

«Le rayon réfracté…»

«… reste toujours dans le plan d'incidence», disait Lullaby.

Filippi:

«Bien. Deuxième loi?»

«Quand l'angle d'incidence croît, l'angle de réfraction croît et le rapport des sinus de ces angles est constant.»

«Constant», disait la voix. «Donc?»

«Indice de l'eau/air?»

«1,33»

«Loi de Foucault?»

«L'indice d'un milieu par rapport à un autre est égal au rapport de la vitesse du premier milieu sur le second.»

«D'où?»

«N2/1 «v1/v2»

Mais les rayons du soleil jaillissaient sans cesse de la mer, et l'on passait si vite de l'état de réfraction à l'état de réflexion totale que Lullaby n'arrivait pas à faire des calculs. Elle pensa qu'elle écrirait plus tard à M. Filippi, pour lui demander.

Il faisait bien chaud. La jeune fille chercha un endroit où elle pourrait se baigner. Elle trouva un peu plus loin une minuscule crique où il y avait un embarcadère en ruine. Lullaby descendit jusqu'au bord de l'eau et elle enleva ses habits.

L'eau était très transparente, froide. Lullaby plongea sans hésiter, et elle sentit l'eau qui serrait les pores de sa peau. Elle nagea un long moment sous l'eau, les yeux ouverts. Puis elle s'assit sur le ciment de l'embarcadère pour se sécher. Maintenant, le soleil était dans son axe vertical, et la lumière ne se réverbérait plus. Elle brillait très fort à l'intérieur des gouttelettes accrochées à la peau de son ventre et sur les poils fins de ses cuisses.

L'eau glacée lui avait fait du bien. Elle avait lavé les idées dans sa tête, et la jeune fille ne pensait plus aux problèmes de tangentes ni aux indices absolus des corps. Elle avait envie d'écrire encore une lettre à son père. Elle chercha le bloc de papier par avion dans son sac, et elle commença à écrire avec le crayon à bille, tout à fait au bas de la page d'abord. Ses mains mouillées laissaient des traces sur la feuille.

«LLBY

t'embrasse

viens vite me voir là où je suis!»

Puis elle écrivit au beau milieu de la feuille:»

Peut-être que je fais un peu des bêtises. Il ne faut pas m'en vouloir. J'avais vraiment l'impression d'être dans une prison. Tu ne peux pas savoir. Enfin, si, peut-être que tu sais tout ça mais toi tu as le courage de rester, pas moi. Imagine tous ces murs partout, tellement de murs que tu ne pourrais pas les compter, avec des fils de fer barbelés, des grillages, des barreaux aux fenêtres! Imagine la cour avec tous ces arbres que je déteste, des marronniers, des tilleuls, des platanes. Les platanes surtout sont affreux, ils perdent leur peau, on dirait qu'ils sont malades!»

Un peu plus haut, elle écrivit:

«Tu sais, il y a tellement de choses que je voudrais. Il y a tellement, tellement, tellement

de choses que je voudrais, je ne sais pas si je pourrais te les dire. Ce sont des choses qui manquent beaucoup ici, les choses que j'aimais bien voir autrefois. L'herbe verte, les fleurs, et les oiseaux, les rivières. Si tu étais là, tu pourrais m'en parler et je les verrais apparaître autour de moi, mais au lycée il n'y a personne qui sache parler de ces choses-là. Les filles sont bêtes à pleurer! Les garçons sont niais! Ils n'aiment que leurs motos et leurs blousons!»

Elle remonta tout à fait en haut de la page.

«Bonjour, cher Ppa. Je t'écris sur une toute petite plage, elle est vraiment si petite que je crois que c'est une plage à une place, avec un embarcadère démoli sur lequel je suis assise (je viens de prendre un bon bain). La mer voudrait bien manger la petite plage, elle envoie des coups de langue jusqu'au fond, et pas moyen de rester sèche! Il va y avoir beaucoup de taches d'eau de mer sur ma lettre, j'espère que ça te plaira. Je suis toute seule ici, mais je m'amuse bien. Je ne vais plus du tout au lycée maintenant, c'est décidé, terminé. Je n'irai plus jamais, même si on doit me mettre en prison. D'ailleurs ce ne serait pas pire.»

Il ne restait plus tellement d'espace libre sur la feuille de papier. Alors Lullaby s'amusa à boucher les trous les uns après les autres, en écrivant des mots, des bouts de phrase, au hasard:

«La mer est bleue»

«Soleil»

«Envoie orchidées blanches»

«La cabane en bois, dommage qu'elle ne soit pas là»

«Ecris-moi»

«Il y a un bateau qui passe, où est-ce qu'il va?»

«Je voudrais être sur une grande montagne»

«Dis-moi comment est la lumière chez toi»

«Parle-moi des pêcheurs de corail»

«Comment va Sloughi?»

Elle ferma les derniers espaces blancs avec des mots:

«Algues»

«Miroir»

«Loin»

«Lucioles»

«Rallye»

«Balancier»

«Coriandre»

«Etoile»

Ensuite elle plia le papier et elle le glissa dans l'enveloppe, avec une feuille d'herbe qui sent le miel.

Quand elle remonta à travers les rochers, elle vit pour la deuxième fois les signes bizarres écrits à la craie sur les rochers. Il y avait des flèches aussi, pour indiquer le chemin à suivre. Sur un grand rocher plat, elle lut:

«NE VOUS DÉCOURAGEZ PAS!»

Et un peu plus loin:

«ÇA FINIT PEUT-ÊTRE EN QUEUE DE POISSON»

Lullaby regarda à nouveau autour d'elle, mais il n'y avait personne dans les rochers, aussi loin qu'on puisse voir. Alors elle continua sa route. Elle grimpa, elle redescendit, elle sauta par-dessus les fissures, et à la fin elle arriva au bout du cap, là où il y avait un plateau de pierres, et la maison grecque.

Lullaby s'arrêta, émerveillée. Jamais elle n'avait vu une aussi jolie maison. Elle était construite au milieu des rochers et des plantes grasses, face à la mer, toute carrée et simple avec une véranda soutenue par six colonnes, et elle ressemblait à un temple en miniature. Elle était d'un blanc éblouissant, silencieuse, blottie contre la falaise abrupte qui l'abritait du vent et des regards.

Lullaby s'approcha lentement de la maison, le cœur battant très fort. Il n'y avait personne, et ça devait faire des années qu'elle était abandonnée, parce que les herbes et les lianes avaient envahi la véranda, et les volubilis s'étaient enroulés autour des colonnes.

Quand Lullaby fut tout près de la maison, elle vit qu'il y avait un mot gravé au-dessus de la porte, dans le plâtre du péristyle:

Lullaby lut le nom à voix haute, et elle pensait qu'aucune maison n'avait jamais eu un nom aussi beau.

Une clôture de grillage rouillé entourait la maison. Lullaby longea le grillage pour trouver une entrée. Elle arriva devant un endroit où le grillage était soulevé, et c'est par là qu'elle passa, à quatre pattes. Elle n'avait pas peur, tout était silencieux. Lullaby marcha dans le jardin jusqu'à l'escalier de la véranda, et elle s'arrêta devant la porte de la maison. Après une seconde d'hésitation, elle poussa la porte. L'intérieur de la maison était sombre, et il lui fallut attendre que ses yeux s'habituassent. Alors elle vit une seule pièce aux murs abîmés, dont le sol était jonché de débris, de vieux chiffons et de journaux. L'intérieur de la maison était froid. Les fenêtres n'avaient sans doute pas été ouvertes depuis des années. Lullaby essaya d'ouvrir les volets, mais ils étaient coincés. Quand ses yeux furent tout à fait habitués à la pénombre, Lullaby vit qu'elle n'était pas la seule à être entrée ici. Les murs étaient couverts de graffiti et de dessins obscènes. Cela la mit en colère, comme si la maison était vraiment à elle. Avec un chiffon, elle essaya d'effacer les graffiti. Puis elle ressortit sur la véranda, et elle tira si fort la porte que la poignée se brisa et qu'elle faillit tomber.