Smith était également un receleur, mais dans les périodes fastes, il faisait surface sous les apparences d’un négociant en art. C’était le premier individu à sa connaissance à être « devenu siliconé » – l’expression avait pour Case un parfum vieillot – et les microgiciels qu’il achetait étaient essentiellement des programmes d’histoire de l’art et des barêmes de vente dans les galeries. Avec une demi-douzaine de puces embrochées sur son nouveau connecteur, la connaissance du marché de l’art qu’avait Smith était formidable, du moins en comparaison avec ses collègues. Mais un jour, Smith était venu voir le Finnois pour lui demander de l’aide ; une requête confraternelle, entre hommes d’affaires. Il voulait une entrée sur le clan Tessier-Ashpool, disait-il, et il fallait y parvenir d’une manière qui garantît l’impossibilité pour le sujet de retrouver l’origine de la fuite. Cela pourrait se faire, avait acquiescé le Finnois, mais une explication était absolument nécessaire.
— Ça sentait, dit-il à Case. Ça sentait le fric. Et Smith se montrait très prudent. Presque trop.
Smith, apparut-il, avait eu un fournisseur du nom de Jimmy. Jimmy était, entre autres, un cambrioleur, tout juste rentré d’une année en orbite haute, et qui avait ramené pas mal de choses par le puits de gravité. Le truc le plus étonnant qu’il était parvenu à étouffer lors de sa virée dans l’archipel était une tête, un buste ouvragé de manière fort complexe, cloisonné sur platine, incrusté de perles de culture et de lapis-lazuli. Avec un soupir, Smith avait reposé son microscope de poche et conseillé à Jimmy de fondre l’objet. C’était une pièce contemporaine, pas une antiquité, et donc sans aucune valeur pour le collectionneur. Jimmy avait ri. L’objet était un terminal d’ordinateur, avait-il expliqué. Il pouvait parler. Et pas à l’aide d’une bête voix synthétique mais grâce à un superbe arrangement de rouages et de tuyaux d’orgue miniature. C’était un objet totalement baroque, un truc dingue à construire, une création perverse quand les puces de voix synthétique coûtaient trois fois rien. C’était une curiosité. Smith connecta la tête à son ordinateur et écouta tandis que la voix inhumaine et mélodieuse débitait d’un ton flûté les chiffres de l’impôt de l’année précédente.
La clientèle de Smith comprenait un milliardaire de Tokyo dont la passion pour les automates mécaniques frôlait le fétichisme. Smith haussa les épaules, présentant à Jimmy ses paumes levées en un geste vieux comme le mont-de-piété. Il pourrait toujours essayer, lui dit-il, mais il doutait de parvenir à en tirer grand-chose.
Jimmy partit en laissant la tête. Aussitôt, Smith examina celle-ci avec le plus grand soin et y découvrit des marques indubitables. Au bout du compte, il fut en mesure de la relier à une improbable collaboration entre deux artisans zurichois, un spécialiste en métaux à Paris, un joaillier néerlandais et un concepteur de puces californien. L’objet avait été commandité, découvrit-il, par Tessier-Ashpool SA.
Smith se mit à lancer quelques ballons d’essai auprès du collectionneur nippon, laissant croire qu’il était sur la piste d’un gros coup.
Là-dessus, il eut un visiteur, un visiteur impromptu, un qui s’était coulé au travers du labyrinthe complexe des systèmes de sécurité de Smith comme s’ils n’existaient pas : un petit bonhomme, un Japonais, débordant de politesse, qui portait tous les signes d’un assassin ninja cultivé en éprouvette. Smith resta assis parfaitement immobile, fixant les yeux calmes et bruns de la mort qui le regardaient de l’autre côté d’une table polie en bois de rose vietnamien. Avec douceur, presque avec un geste d’excuse, le tueur clone expliqua qu’il était de son devoir de récupérer et de restituer une certaine œuvre d’art, un mécanisme de grande beauté qui avait été subtilisé de la maison de son maître. Et il était venu à son attention, poursuivit le ninja, que Smith pouvait être au courant de la destinée du susdit objet.
Smith dit au vieil homme qu’il n’avait aucune intention de mourir et il lui présenta la tête. Et combien, demanda alors le visiteur, escomptiez-vous retirer de la vente de cet objet ? Smith donna un chiffre bien inférieur à celui qu’il avait eu l’intention de fixer. Le ninja sortit une carte à mémoire et vira à Smith ce montant depuis un compte numéroté en Suisse. Et qui, demanda l’homme, vous a apporté cette pièce ? Smith le lui dit. À quelques jours de là, Smith apprit la mort de Jimmy.
— Et c’est là que j’interviens, poursuivit le Finnois. Smith savait que je trafiquais un max avec la faune de Memory Lane, et il n’y a que là qu’on peut se dégotter une sonde peinarde que jamais personne ne risquera de repérer. J’ai engagé un cow-boy. En tant qu’intermédiaire, je prenais un pourcentage. Smith, de son côté, était prudent. Il venait d’avoir une expérience des plus bizarres et même s’il s’en était sorti, il y avait quand même quelque chose qui ne collait pas. Qui avait payé, qui avait tiré le fric de ce compte en Suisse ? Le Yakuza ? Impensable. Ils avaient un code fort rigide pour des situations de cet ordre et par ailleurs ils tuaient régulièrement l’intermédiaire, de toute façon. Était-ce un truc bidon ? Smith ne le croyait pas. Les plans bidons avaient une vibration, quelque chose qu’on pouvait sentir de loin. Bon, j’envoie mon cow-boy fouiner dans les morgues de bases d’info jusqu’à temps qu’on retrouve la Tessier-Ashpool dans un litige. L’affaire n’était pas grand-chose mais on tenait le cabinet juridique. Il lui suffit alors de briser la glace de l’avocat pour qu’on obtienne l’adresse de la famille. Pour le bien que ça nous a fait…
Case haussa les épaules.
— Zonelibre, dit le Finnois. Le fuseau. Il s’avère qu’ils possèdent pratiquement tout le truc. Mais le plus intéressant, c’est le panorama qui est apparu après que le cow-boy eut lancé une sonde tout ce qu’il y a de régulier dans les morgues-info et compilé un topo de la situation : Organisation de la famille. Structure de la société. Montage financier. Théoriquement, n’importe qui peut acheter des parts d’une SA sauf qu’on n’a pas vu une seule action de la Tessier-Ashpool SA négociée sur le marché libre depuis plus d’un siècle. Sur aucune place, autant que je sache. Bref, nous sommes en train de contempler un parfait exemple de famille en orbite haute de première génération, bien peinarde, bien excentrique, et qui tourne comme une multinationale. Gros paquet de fric, extrême discrétion côté médias. Clonage en masse. Les lois en orbite sont considérablement plus souples question ingénierie générique, d’ac ? Et il devient difficile de repérer quelle génération, ou quelle combinaison de génération mène la danse à un moment donné…
— Comment ça ? demanda Molly.
— Z’ont leur propre installation cryogénique. Même selon la loi orbitale, vous êtes légalement mort durant la période de congélation. M’ont quand même tout l’air d’avoir fait l’échange, bien que personne n’ait vu le père fondateur d’une trentaine d’années. Quant à la nana, elle est morte dans quelque accident de laboratoire…
— Et alors, que s’est-il passé avec ton receleur ?
— Rien. (Le Finnois fronça les sourcils.) Il a lâché. On a eu un aperçu de ce fantastique écheveau de pouvoirs que représentent les avocats de la T-A, un point c’est tout. Jimmy a dû pénétrer dans Lumierrante, lever la tête, et la Tessier-Ashpool lui a envoyé le ninja aux trousses. Smith a décidé de laisser tomber. Il n’a peut-être pas eu tort. (Il regarda Molly.) La Villa Lumierrante. À la pointe du fuseau. Strictement privé.