— Tu crois qu’ils possèdent également ce ninja, le Finnois ? demanda Molly.
— Smith le croyait.
— Coûteux, observa-t-elle. Me demande bien ce qui a pu arriver à ce petit ninja, le Finnois…
— L’ont sans doute mis sous glace. Prêt à le décongeler si besoin est.
— D’accord, dit Case. On sait maintenant qu’Armitage est financé par une IA baptisée Muetdhiver. Où cela nous mène-t-il ?
— Nulle part encore, dit Molly, mais t’as quand même gagné maintenant un petit supplément.
Elle tira de sa poche un bout de papier plié et le lui tendit. Il l’ouvrit. Coordonnées de grille et codes d’entrée.
— Qui est-ce ?
— Armitage. Certaines de ses bases de données. Rachetées aux Modernes. Un marché séparé. Où est-il ?
— À Londres, dit Case.
— Craque-le. (Elle rit.) Et garde ta prise en guise de monnaie.
Case attendait un omnibus trans-AMAB sur un quai bondé. Molly avait regagné le loft depuis plusieurs heures, le construct de Trait-plat dans son sac vert, et depuis, Case n’avait cessé de boire.
Il était dérangeant d’imaginer le Trait-plat sous la forme d’un construct, une cartouche de mémoire morte câblée qui répliquait les talents d’un mort, ses obsessions, ses réactions réflexes… L’omnibus entra dans la station avec fracas, longeant le ruban noir du rail d’induction, dans un nuage de fine poussière arrachée aux fissures de la voûte du tunnel. Case monta dans la voiture par la porte la plus proche et observa les autres passagers durant le trajet. Un couple de scientistes chrétiens à l’air prédateur se dirigeait vers un trio de jeunes techs qui portaient au poignet des hologrammes de vagins idéalisés, scintillement rose moite sous la lumière dure. Les techs humectèrent leurs lèvres impeccables, nerveuses, lorgnant les scientistes chrétiens dessous leurs paupières métalliques baissées. Les filles ressemblaient à de grands herbivores exotiques, élancés, ondulant avec une grâce inconsciente au rythme des mouvements du train, leurs talons hauts comme des sabots polis sur le métal gris du plancher de la voiture. Avant qu’elles n’aient pu détaler pour fuir les missionnaires, le train pénétrait dans la station où descendait Case.
Il sortit et aperçut un cigare holographique blanc suspendu contre le mur de la station, ZONELIBRE palpitant dessous en capitales contournées qui imitaient les caractères japonais imprimés. Il traversa la foule pour aller se placer au-dessous et l’étudier. POURQUOI ATTENDRE ? clignotait le signe. Une aiguille blanche émoussée, ceinturée et hérissée de grilles, de radiateurs, de docks, de dômes. Il avait vu la pub, et d’autres analogues, des milliers de fois. Elle ne l’avait jamais attiré. Avec sa console, il pouvait joindre les banques de Zonelibre aussi facilement qu’Atlanta. Voyager était un truc de viandard. Mais voilà qu’il remarqua le sceau, de la taille d’une petite pièce de monnaie, tissé dans le coin inférieur gauche de la trame lumineuse de la pub : T-A.
Il regagna à pied le loft, perdu dans ses souvenirs du Trait-plat. Il avait passé le plus clair de l’été de ses dix-neuf ans au Gentleman Loser, à descendre des bières de luxe et observer les cow-boys. À l’époque, il n’avait pas encore touché une console mais il savait déjà ce qu’il voulait. Il y avait au moins vingt autres jeunes loups qui hantaient le Loser, cet été-là, chacun prêt à faire le mignon pour quelque cow-boy. Pas d’autre moyen d’apprendre.
Tous avaient entendu parler de Pauley, le blaireau des faubourgs de ’Tlanta qui avait survécu à la mort cérébrale derrière la glace noire. Le téléphone arabe – rapide, au niveau de la rue, et le seul à fonctionner – n’avait pas grand-chose à dire sur Pauley, sinon qu’il avait réalisé l’impossible.
— Un gros truc, avait raconté à Case un autre aspirant, contre une bière, mais qui sait quoi ? J’ai entendu dire, peut-être un fichier de paie brésilien. En attendant, le mec était bien mort, encéphale raide plat.
Case avait regardé, à l’autre bout de la salle bondée, un type baraqué en manches courtes, le teint un rien plombé.
— Mec, devait lui confier le Trait-plat, des mois plus tard à Miami, j’suis comme ces putains de gros lézards, tu sais ? Z’avaient deux cervelles, une dans la tête, l’aut’dans le croupion, pour leur faire tricoter des gambettes. L’a suffi de toucher à ce truc noir et c’te vieux cerveau de queue s’est mis à tourner tout seul.
L’élite de cow-boys qui fréquentait le Loser avait tiré Pauley d’une espèce d’étrange anxiété de groupe, presque une superstition. McCoy Pauley, Lazare du cyberspace…
Et c’est son cœur qui l’avait lâché, en fin de compte. Son cœur de surplus russe, implanté dans un camp de prisonniers durant la guerre. Il avait refusé de faire remplacer la chose, prétendant qu’il avait besoin de son battement particulier pour conserver sa notion de l’écoulement du temps.
Case tripota le morceau de papier que lui avait donné Molly et grimpa les marches.
Molly ronflait sur le tapis de mousse. Un plâtre transparent lui couvrait la jambe, du genou à quelques millimètres sous l’aine, la peau sous le micropore rigide marquée d’hématomes noirs bordés d’un jaune malsain. Huit dermes, chacun d’une taille et d’une couleur différentes, couraient, alignement parfait, au creux de son avant-bras gauche. Une unité transdermique Akai était posée à côté d’elle, fins câbles rouges connectés aux trodes fixées sous le plâtre.
Il alluma le tenseur à côté de l’Hosaka. Le cercle de lumière nette tomba directement sur le construct du Trait-plat. Il glissa un peu de glace, connecta le construct et se brancha.
Exactement la sensation d’avoir quelqu’un qui lisait par-dessus votre épaule.
Il toussa.
— Dix ? McCoy ? C’est toi, mec ?
Il avait la gorge serrée.
— Eh, frangin, dit une voix venue de nulle part.
— C’est Case, mec. Tu te souviens ?
— Miami, le mignon. Rapide à apprendre.
— Quel est ton dernier souvenir avant que je te parle, Dix ?
— Rien.
— Ne quitte pas. (Il déconnecta le construct. La présence avait disparu. Reconnexion.) Dix ? Qui suis-je ?
— Tu m’as raccroché, toto. Qui es-tu, bordel ?
— Case… Ton pote. Ton associé. Qu’est-ce qui se passe, mec ?
— Bonne question.
— Tu te souviens que t’étais là, il y a une seconde ?
— Non.
— Tu sais comment fonctionne une matrice de personnalité à mémoire morte ?
— Bien sûr, frangin, c’est un construct câblé.
— Alors, je le branche sur la banque que j’utilise et je peux lui fournir une mémoire séquentielle en temps réel ?
— Je suppose, oui, dit le construct.
— Okay, Dix. Tu es bel et bien un construct à mémoire morte. Pigé ?
— Si tu le dis, répondit le construct. Qui es-tu ?
— Case.
— Miami, dit la voix. Le mignon. Rapide à apprendre.
— Exact. Et pour commencer, Dix, toi et moi, on va se faire une virée sur la grille de Londres pour accéder à quelques données. T’es partant ?
— Tu vas peut-être me dire que j’ai le choix, coco ?
6
— Tu te cherches un paradis, avisa le Trait-plat quand Case lui eut expliqué la situation. Essaie voir Copenhague, les abords de la section universitaire.
La voix récita des coordonnées qu’il entra à mesure au clavier.
Ils se trouvèrent leur paradis, « un paradis de pirates », à la frontière encombrée d’une grille universitaire à sécurité allégée. Au premier regard, ça ressemblait aux espèces de graffiti que les pupitreurs étudiants laissaient parfois à la jonction de réseaux, pâles glyphes de lumière colorée qui chatoyaient devant les contours flous d’une douzaine d’écoles des beaux-arts.