— Peut-être qu’il n’est même pas au courant. Peut-être que le truc est simplement à son nom, pas vrai ?
— Je pige toujours pas.
— Pense un peu tout haut… Quel est le degré d’intelligence d’une IA, Case ?
— Ça dépend. Certaines sont pas plus malignes que des clébards. Des animaux de compagnie. Coûtent quand même une fortune. Les plus futées, elles le sont autant que veut bien le leur permettre la flicaille de Turing.
— Écoute, t’es un cow-boy. Comment se fait-il que tu ne sois pas littéralement fasciné par ce genre de truc ?
— Eh bien, pour commencer, elles sont rares. La plupart sont militaires – les plus intelligentes – et on est incapable de craquer leur glace. C’est de là d’ailleurs qu’elle vient, la glace, tu le sais, non ? Et puis il y a les flics de Turing, et ceux-là, ils chauffent salement. (Il la regarda.) Non, je sais pas. C’est juste que c’était pas prévu au programme.
— Les jockeys sont tous les mêmes, dit-elle. Aucune imagination.
Ils parvinrent devant un vaste bassin rectangulaire où la carpe grasse grignotait les tiges de quelque fleur aquatique blanche. Molly y jeta d’un coup de pied un caillou et regarda les ondes s’étendre.
— Ça, c’est Muetdhiver, dit-elle. C’est vraiment le gros coup, m’est avis. Nous, on se trouve là où les vaguelettes sont trop espacées, on ne peut pas apercevoir le rocher qui est tombé au milieu. Nous savons qu’il y a là-bas quelque chose mais nous ignorons pourquoi. Moi, je veux savoir pourquoi. Je veux que tu y ailles et que tu parles à Muetdhiver.
— Je ne pourrais pas m’en approcher. Tu rêves.
— Essaie.
— Impossible.
— Demande au Trait-plat.
— Qu’est-ce qu’on veut tirer de ce Riviera ? demanda-t-il, espérant changer de sujet.
Elle cracha dans le bassin.
— Dieu seul le sait. Je le vois, je le tue. J’ai vu son profil. Le genre Judas invétéré. Incapable de jouir sexuellement à moins de savoir qu’il trahit l’objet du désir. C’est ce que dit son dossier. Et il faut qu’elles l’aiment d’abord. Peut-être qu’il les aime, aussi. C’est pourquoi Terzi n’a pas eu de mal à le faire bosser pour nous, vu qu’il est ici depuis trois ans, à fourguer des politiques à la police secrète. Sans doute que Terzi le laissait regarder, quand il maniait l’aiguillon. Il en a liquidé dix-huit en l’espace de trois ans. Toutes des femmes entre vingt et vingt-cinq ans. Ça alimentait Terzi en dissidents. (Elle fourra les mains dans ses poches de blouson.) Vu que s’il en trouvait une qu’il voulait vraiment, il s’arrangeait toujours pour la « politiser ». Il a une personnalité comme un costume de Moderne. Le profil disait qu’il était d’un type vraiment rare, estimé à un sur deux millions. Ce qui plaide en faveur de la nature humaine, je suppose. (Elle fixa les fleurs blanches et le poisson gluant, l’air renfrogné.) Je crois que je vais me prendre une assurance spéciale sur ce Peter.
Puis elle se retourna et sourit, et ce sourire était très froid.
— Ça veut dire ?
— T’inquiète. Retournons au Beyoglu nous dégotter quelque chose à petit déjeuner. J’ai encore une nuit chargée, ce soir. Faut que j’aille récupérer les affaires de Riviera dans cet appartement à Fener, que je retourne au bazar lui acheter sa drogue.
— Lui acheter sa drogue ? Quelle est sa dose ?
Elle rit.
— Il a encore de la marge, mon chou. Et apparemment, il est incapable de bosser sans son mélange spécial. Je t’aime mieux maintenant, au fait, t’es déjà moins maigrichon. (Elle sourit.) Bon, alors j’irai voir Ali le dealer, pour faire des stocks, tu peux me croire.
Armitage attendait dans leur chambre au Hilton.
— L’est temps de remballer, leur dit-il.
Case essaya de retrouver l’homme qui s’appelait Corto derrière les yeux bleu pâle et le masque bronzé. Il songea à Gage, là-bas à Chiba. Au-dessus d’un certain niveau, les opérateurs tendaient à submerger leurs personnalités, il le savait. Mais Gage avait eu des vices, des maîtresses. Même, le bruit courait, des enfants. La vacuité qu’il découvrait en Armitage était autre chose.
— Où ça, maintenant ? demanda-t-il en passant devant l’homme pour aller regarder dans la rue. Quel genre de climat ?
— Ils n’ont pas de climat, juste du temps, dit Armitage. Tenez. Lisez la brochure.
Il posa quelque chose sur le guéridon et se leva.
— Est-ce que Riviera s’en est sorti ? Où est le Finnois ?
— Riviera va bien. Le Finnois est reparti chez lui. (Armitage sourit, un sourire qui avait autant de signification que le frémissement d’une antenne d’insecte. Son bracelet d’or cliqueta lorsqu’il tendit la main pour pointer le doigt sur la poitrine de Case.) Faites pas trop le malin. Ces petits sachets commencent à s’user mais vous ne savez pas à quel degré.
Case garda le visage parfaitement impassible et se força à acquiescer.
Dès qu’Armitage fut sorti, il prit l’une des brochures. Elle était luxueusement imprimée, en français, anglais et turc.
ZONELIBRE – POURQUOI ATTENDRE ?
Ils avaient tous les quatre une place sur le vol THY au départ de l’aéroport de Yesilköy. Correspondance à Paris pour la navette JAL. Assis dans le hall du Hilton d’Istanbul, Case regardait Riviera éplucher des fragments byzantins bidons dans la vitrine de la boutique de cadeaux. Armitage, trench-coat drapé sur les épaules comme une cape, se tenait à l’entrée de la boutique.
Riviera était mince, blond, voix douce, anglais fluide et sans accent. D’après Molly, il avait trente ans mais il aurait été difficile d’estimer son âge. Elle disait aussi qu’il était légalement apatride et voyageait avec un faux passeport néerlandais. Il était un produit de la décharge qui ceinture le cœur radioactif de la Bonn d’antan.
Trois touristes nippons souriants entrèrent en force dans la boutique, saluant poliment Armitage. Armitage traversa rapidement le magasin, trop vite, trop en évidence, pour aller rejoindre Riviera ; Riviera pivota et sourit. Il était très beau ; Case supposa que les traits étaient l’œuvre d’un chirurgien de Chiba. Un boulot subtil, aucun rapport avec l’élégant mélange anonyme de visages célèbres du faciès d’Armitage. L’homme avait le front haut et lisse, des yeux gris au regard calme et lointain. Son nez, qui sans cela eût pu paraître trop joliment sculpté, semblait avoir été fracturé et maladroitement redressé. La suggestion de brutalité compensait la délicatesse de la mâchoire et la vivacité du sourire. Il avait les dents petites, régulières, et très blanches. Case regarda les mains blanches jouer sur les fragments imités de sculpture.
Riviera ne se comportait pas comme un homme qui s’était fait attaquer la nuit précédente, droguer par une fléchette à toxines, enlever, soumettre à l’examen du Finnois et contraindre par Armitage à se joindre à leur équipe.
Case consulta sa montre. Molly n’allait pas tarder à revenir de sa quête à la drogue. Il regarda de nouveau Riviera.
— Je parie que t’es déjà raide blindé, connard, lança-t-il au hall du Hilton.
Une matrone italienne grisonnante en veste de smoking de cuir blanc fit descendre ses lunettes Porsche pour le fixer. Il lui adressa son plus grand sourire, se leva et passa son sac à l’épaule. Il avait besoin de clopes pour l’avion. Il se demanda s’il y avait un compartiment fumeurs dans la navette de la JAL.
— À tout à l’heure, m’dame, lança-t-il à la femme qui s’empressa de se remonter les lunettes sur le nez et détourna la tête.
Il y avait des cigarettes dans la boutique de cadeaux mais il n’avait aucune envie de parler avec Armitage ou Riviera. Il quitta le hall et avisa un distributeur dans une alcôve étroite, au bout d’une rangée de taxiphones.