Le poing de Case ricocha contre la vitre.
— Te bousille pas les mains, mec. Tu vas pas tarder à devoir pianoter du clavier.
Zone s’évanouit, remplacé par la nuit de Zonelibre et les lumières des appartements. Le Braun s’éteignit.
Sur le lit, le téléphone chevrotait avec insistance.
— Case ? (Le Trait-plat attendait au bout du fil.) Où qu’t’étais passé ? Bon, j’ai bien trouvé mais c’est pas grand-chose. (Le construct crépita une adresse.) Le coin est entouré d’un drôle de glacis, pour une boîte de nuit. C’est tout ce que j’ai pu obtenir sans y laisser ma carte.
— D’ac, fit Case. Dis à l’Hosaka qu’il avertisse Maelcum de déconnecter le modem. Et merci, Dix.
— Tout le plaisir est pour moi.
Il resta un long moment assis sur le lit, savourant cette nouveauté, ce trésor :
la rage.
— Eh, Lupus. Dis donc, Cath, c’est l’ami Lupus ! (Bruce se tenait tout nu, trempé, sur le seuil, les pupilles énormes.) Mais on sortait juste de la douche. Tu veux attendre ? T’en veux une ?
— Non. Merci. Je veux plutôt un coup de main.
Il écarta le bras du jeune homme et pénétra dans la chambre.
— Eh, franchement, mec, on…
— … va m’aider. T’es vraiment ravi de me voir. Parce qu’on est des potes, d’accord ? Pas vrai ?
Bruce cligna des yeux.
— Bien sûr.
Case récita l’adresse que lui avait donnée le Trait-plat.
— J’savais bien que c’était un gangster, lança joyeusement Cath depuis la douche.
— Je prends le trike Honda, dit Bruce, sourire vacant.
— On y va tout de suite, avertit Case.
— Ce niveau, c’est les cabines, indiqua Bruce après avoir pour la huitième fois demandé à Case de lui répéter l’adresse. (Il enfourcha de nouveau le Honda. La condensation gouttait des échappements des cellules à hydrogène tandis que la coque en fibre de verre rouge se balançait sur ses amortos chromés.) T’en as pour longtemps ?
— Peux pas dire. Mais t’attendras.
— On attendra, ouais. (Il gratta sa poitrine nue.) Cette dernière partie de l’adresse, là, je pense que c’est une cabine. Numéro quarante-trois.
— Tu t’y attendais, Lupus ?
Cath se dévissa le cou par-dessus l’épaule de Bruce pour regarder en l’air. Le trajet en moto lui avait séché les cheveux.
— Pas vraiment, admit Case. C’est un problème ?
— T’as qu’à descendre jusqu’au niveau le plus bas pour trouver la cabine de ton amie. S’ils te laissent entrer, parfait. S’ils ne veulent pas te voir…
Elle haussa les épaules.
Case se tourna et descendit un escalier en spirale à volutes de fer forgé. Six tours et il avait atteint le niveau d’une boîte de nuit. Il s’arrêta pour allumer une Yeheyuan, en parcourant les tables du regard. Zonelibre avait soudain acquis un sens pour lui. Le trafic. Il pouvait en sentir la vibration dans l’air. C’était ça, l’activité locale. Non plus la façade clinquante de la rue Jules-Verne mais le truc sérieux. Le commerce. La danse. La foule était mélangée ; peut-être moitié de touristes, l’autre moitié composée de résidents des îles.
— Pour descendre ? lança-t-il à un serveur qui passait, je voudrais descendre.
Il lui montra sa carte-mémoire Zonelibre. Le type lui indiqua le fond de la boîte.
Il passa rapidement entre les tables bondées, saisissant au passage des fragments de conversations dans une demi-douzaine de langues européennes.
— Je veux une cabine, annonça-t-il à la fille installée derrière un bureau bas, un terminal sur les genoux. Niveau inférieur.
Il lui tendit sa carte-mémoire.
— Une préférence, côté sexe ?
Elle passa la carte contre une plaque de verre sur le dessus de son terminal.
— Féminin, répondit-il automatiquement.
— Numéro trente-cinq. Téléphonez si ça ne va pas. Vous pouvez accéder auparavant à notre menu de services particuliers, si vous préférez.
Elle sourit en lui restituant sa puce.
Une cabine d’ascenseur s’ouvrit en coulissant derrière elle.
Les lumières du couloir étaient bleues. Case sortit de la cabine et choisit une direction au hasard. Portes numérotées. Silence feutré comme dans le hall d’une clinique de luxe.
Il trouva sa cabine. Il avait cherché celle de Molly ; maintenant, perplexe, il levait sa carte et venait la placer contre le senseur noir incrusté juste sous la plaque numérotée.
Verrous magnétiques. Le bruit lui rappela l’hôtel Eco.
La fille s’assit dans le lit et dit quelque chose en allemand. Elle avait des yeux doux qui ne cillaient pas. En pilotage automatique. Déconnectée par court-circuit neuronal. Il sortit de la cabine à reculons et referma la porte.
La porte du quarante-trois était identique à toutes les autres. Il hésita. Le silence du couloir signifiait que les cabines étaient insonorisées. Il était vain d’essayer sa carte. Il tapota des phalanges contre le panneau de métal émaillé. Rien. Le panneau semblait absorber le son.
Il posa sa carte contre la plaque noire.
Les verrous cliquetèrent.
Il eut l’impression qu’elle l’avait frappé avant même qu’il fût parvenu à ouvrir la porte. Il se retrouva sur les genoux, le battant d’acier contre son dos, les lames des pouces raidis de la fille frémissant à quelques centimètres à peine de ses yeux…
— Nom de Dieu, fit-elle, le gratifiant d’une tape sur la tempe en se relevant. T’es vraiment un con de t’amuser à ce petit jeu-là. Comment, bordel, ouvres-tu ces verrous, Case ? Case ? Eh, ça va ?
Elle se pencha sur lui.
— Ma puce, dit-il, suffoquant pour retrouver son souffle.
La douleur s’épanouissait depuis sa poitrine. Elle l’aida à se relever et le fourra dans sa cabine.
— T’as acheté quelqu’un, en haut ?
Il fit un signe de dénégation avant de s’effondrer en travers du lit.
— Inspire fort. Compte : un, deux, trois, quatre. Retiens ta respiration. Maintenant, souffle. Compte.
Il se tenait l’estomac.
— Tu m’as flanqué un coup de pied, parvint-il à dire.
— C’aurait dû être plus bas. J’ai envie d’être seule. Je médite, vu ? (Elle s’assit à côté de lui.) Et j’me paie un briefing. (Elle désigna un petit moniteur encastré dans le mur au pied du lit.) Muetdhiver me parle de Lumierrante.
— Où est la poupée de chair ?
— Y en a pas. C’est le service particulier le plus cher de tous. (Elle se leva. Elle portait son pantalon de cuir et une chemise noire ample.) La passe est pour demain. Dixit Muetdhiver.
— À quoi ça rimait, tout ce cinéma, au restaurant ? Pourquoi qu’tu t’es barrée ?
— Pasque, si j’étais restée, j’aurais pu tuer Riviera.
— Pourquoi ça ?
— À cause de ce qu’il m’a fait. Le numéro.
— Je pige pas.
— Ça, ça coûte un paquet, expliqua-t-elle en ouvrant la main droite comme si elle tenait un fruit invisible. (Les cinq lames glissèrent hors de leur fourreau puis se rétractèrent en douceur.) Ça coûte un paquet pour aller à Chiba, un paquet pour se faire opérer, un paquet pour qu’ils te bidouillent le système nerveux afin d’accorder les réflexes au bidule… Tu sais comment j’ai trouvé le fric, au début ? Ici. Pas ici même, mais dans une boîte identique, dans la Conurb. C’est marrant, pour commencer, parce qu’une fois qu’ils t’ont implanté la puce de déconnexion, ça paraît de l’argent gagné gratis. Tu te réveilles un peu courbatue, des fois, mais c’est tout. Disons que tu loues ton fonds… T’es pas là durant tout le temps où ça se produit. La maison fournit le logiciel pour tout ce que veut essayer le client… (Elle fit craquer ses phalanges.) Impec. Je ramassais mon fric. Le problème, c’est que la déconnexion et les circuits implantés par les cliniques de Chiba n’étaient pas compatibles. Tant et si bien que les périodes de travail commençaient à s’infiltrer, que je commençais à m’en souvenir… Mais ce n’étaient jamais que des mauvais rêves, et pas tous mauvais, d’ailleurs. (Elle sourit.) Et puis, ça a commencé à devenir bizarre. (Elle sortit de sa poche ses cigarettes et s’en alluma une.) La maison découvrit ce que je faisais de mon fric. J’avais déjà fait poser les lames mais le délicat travail neuromoteur allait exiger encore trois autres voyages. Pas question d’ici là que je décroche du rôle de poupée. (Elle inhala, souffla un nuage de fumée qu’elle couronna de trois ronds impeccables.) En attendant, le salaud qui dirigeait la boîte, il s’était fait concocter un petit logiciel maison. Berlin, c’est le coin pour ce genre de plans, tu connais ? Gros marché pour les coups tordus, Berlin. Je n’ai jamais su qui avait écrit le programme sur lequel ils m’avaient branchée, mais il était basé sur tous les classiques.