Les cloisons dans ce secteur étaient d’acier brut, zébré de grossiers filaments d’époxy marron aux endroits où l’on avait sans doute arraché quelque pièce de revêtement. Elle s’était planquée hors de vue d’une équipe d’ouvriers, accroupie, le flécheur niché dans les mains, le collant gris acier, tandis que deux Africains minces passaient avec leur chariot à pneus ballons. Les hommes avaient le crâne rasé et portaient des survêtements orange. L’un d’eux fredonnait doucement pour lui-même dans une langue que Case n’avait jamais entendue, avec une mélodie et des accents étranges et obsédants.
Le discours de la tête, la dissertation de 3Jane sur Lumierrante lui revinrent tandis que Molly s’enfonçait toujours plus loin dans le dédale des lieux. Lumierrante était un endroit fou, une folie matérialisée dans cette résine de béton qu’ils avaient malaxée à partir de pierre de lune pulvérisée, une folie coulée dans l’acier et incarnée par des tonnes de babioles, tout le bric-à-brac bizarre qu’ils avaient fait monter en haut du puits pour meubler le nid tournant. Mais ce n’était pas une folie qu’il comprenait. Elle n’était en rien comparable à la démence d’Armitage, qu’il pensait être à présent en mesure de comprendre ; tordez un homme suffisamment loin, puis tordez-le d’autant dans l’autre direction, et recommencez encore : l’homme se brisait. Comme un morceau de fil. Et c’est là ce que l’Histoire avait fait subir au colonel Corto. L’Histoire avait déjà accompli le plus sale boulot lorsque Muetdhiver l’avait trouvé, arraché à point nommé des débris pourrissants de la guerre, pour venir se glisser dans les étendues lisses et grises du champ de conscience de l’homme, comme une araignée d’eau traverse la surface de quelque mare stagnante, premiers messages clignotant sur l’écran d’un micro de gosse dans la chambre obscure d’un asile en France. Muetdhiver avait bâti Armitage en partant de zéro, en se fondant sur les souvenirs qu’avait gardés Corto de l’opération Poing hurlant. Mais les « souvenirs » d’Armitage n’auraient pu être ceux de Corto au-delà d’un certain point. Case doutait qu’Armitage ait gardé souvenance de la trahison, de la chute en vrille des Nightwings en flammes… Armitage avait été une sorte de version abrégée de Corto et lorsque le stress de la passe avait atteint un certain point, le mécanisme Armitage s’était pulvérisé ; Corto avait alors refait surface, avec sa culpabilité et sa fureur maladive. Et maintenant, Corto-Armitage était mort, petite lune gelée, satellite de Zonelibre.
Il songea aux sachets de toxines. Le vieil Ashpool était mort lui aussi, l’œil transpercé par le trait microscopique de Molly, privé de la surdose qu’il s’était concoctée en expert. Voilà qui constituait une mort plus intrigante, celle-là, la mort d’un roi fou. Et il avait tué la marionnette qu’il avait appelée sa fille, celle qui avait le visage de 3Jane. Case avait l’impression, tandis que, via les perceptions sensorielles de Molly, il parcourait les corridors de Lumierrante, de n’avoir jamais vraiment considéré comme tout à fait humain un personnage comme Ashpool, un être qu’il s’imaginait avoir été jadis doté d’un tel pouvoir.
Le pouvoir, dans l’univers de Case, était synonyme de pouvoir des sociétés. Les zaibatsus, les multinationales qui modelaient le cours de l’histoire humaine, avaient transcendé les vieilles barrières. Vus comme des organismes, ils étaient parvenus à une sorte d’immortalité. Vous ne pouviez pas tuer un zaibatsu rien qu’en assassinant une douzaine de cadres clés ; il y en avait d’autres qui attendaient, prêts à grimper les échelons, assumer la place laissée vacante, accéder aux vastes banques de données de la firme. Mais la Tessier-Ashpool n’était pas comme ça, et il sentait la différence dans la mort de son fondateur. La T-A était un atavisme, un clan. Il se rappela les ordures entassées dans la chambre du vieillard, l’humanité crasseuse de ces débris, les squelettes déchiquetés des vieux disques audio dans leur pochette de papier. Un pied nu et l’autre dans une pantoufle de velours.
Le Braun tira sur la capuche de la combinaison de Moderne et Molly tourna à gauche, sous un autre passage couvert.
Muetdhiver et le nid. Vision phobique des guêpes naissantes, mitraillette biologique décomposée au ralenti. Mais les zaibatsus n’étaient-ils pas les plus semblables à cela, les zaibatsus ou le Yakusa, des ruches aux mémoires cybernétiques, vastes organismes uniques à l’ADN codé dans le silicone ? Si Lumierrante constituait une expression de l’identité sociale de la Tessier-Ashpool, alors la T-A était aussi démente que l’avait été le vieux. Le même entrelacs déchiqueté de terreurs, la même bizarre impression d’absence de but. « S’ils avaient pu devenir ce qu’ils avaient voulu… » Les paroles de Molly lui revinrent en mémoire. Mais Muetdhiver lui avait affirmé qu’ils n’y étaient pas parvenus.
Case avait toujours considéré comme allant de soi que les vrais patrons, les chevilles ouvrières d’une industrie donnée, devaient être à la fois supérieurs et inférieurs aux gens ordinaires. Cela, il avait pu le constater chez les hommes qui l’avaient mutilé à Memphis, il avait vu Gage en assumer toutes les apparences dans la Cité de la nuit, et c’était cette même idée qui lui avait permis d’accepter l’aspect lisse et dépourvu de sentiment d’Armitage. Il l’avait toujours imaginé comme la preuve d’une adaptation progressive, graduelle et volontaire à la machine, au système, à l’organisme parent. C’était la base également de ce sang-froid qu’il convenait d’arborer dans la rue, cet air fin qui sous-entendait des connexions, des liens invisibles avec des sphères d’influence secrètes et haut placées.
Mais que se passait-il donc à présent, dans les corridors de la Villa Lumierrante ?
Des longueurs entières de couloir avaient été déshabillées de leur revêtement, révélant à nouveau le béton et l’acier.
— Me demande bien où est passé notre Peter, à présent, hein ? J’vais peut-être pas tarder à voir ce garçon, marmonna-t-elle. Et Armitage… Où est-il, Case ?
— Mort, dit-il, tout en sachant qu’elle ne pouvait l’entendre, il est mort.
Il cliqua.
Le programme chinois était face à face avec la glace de son objectif, couleurs arc-en-ciel progressivement dominées par le vert du rectangle représentant les tores de la mémoire de masse T-A. Arches d’émeraude au-dessus d’un vide incolore.
— Comment ça se passe, Dixie ?
— Impec. Trop bien même. Drôle de truc… Si j’avais eu le même, l’autre coup à Singapour… ! T’sais qu’j’avais éclusé cette bonne vieille Banque nouvelle pour l’Asie d’un bon cinquième de sa valeur… Mais tout ça, c’est de l’histoire ancienne. Ce bébé-là te délivre de toutes les corvées. À se demander à quoi pourrait ressembler une vraie guerre, aujourd’hui…
— Si ce genre de babiole courait les rues, on serait sur la paille, remarqua Case.
— Tu l’as dit. Mais attends d’avoir fait grimper le bidule, à travers la glace noire.
— D’ac.
Quelque chose de tout petit et de définitivement non géométrique venait d’apparaître tout au bout des arcades d’émeraude.
— Dixie…
— Ouais, j’l’ai vu. Sais pas si je peux y croire.
Un point brunâtre, moucheron terne contre la paroi verte des mémoires de masse T-A. Il se mit à progresser, traversant le pont édifié par le Kuang Expert type Onze, et Case vit que la chose marchait. À son approche, la section verte de l’arcade s’agrandissait, la polychromie du programme virus se rétractait, s’enroulant à quelques pas devant les chaussures noires craquelées.