07 : 02 : 18.
Une heure et demie.
— Case, dit-elle, rends-moi un service. (Avec raideur, elle se baissa pour s’asseoir sur un empilement de plaques d’acier poli, la surface de chacune protégée par une pellicule irrégulière de plastique transparent. Elle agrandit la déchirure dans le revêtement de la plaque supérieure en y glissant les lames du pouce et de l’index.) La jambe, ça va pas, tu sais. Je m’imaginais pas une pareille grimpette, et les endorphines vont pas tarder à ne plus faire effet. Alors peut-être – je dis bien peut-être, simplement, vu ? – que je vais avoir un problème. Bref, si jamais je claque ici, avant Riviera… (et elle étendit la jambe, tritura la chair de sa cuisse à travers le polycarbonate de Moderne et le cuir de Paris) eh bien, je veux que tu lui dises. Que tu lui dises que c’était moi. Pigé ? Dis-lui simplement que c’était Molly. Il comprendra. Okay ? (Elle contempla le corridor vide, les murs nus. Le sol était en béton lunaire brut et l’air sentait la résine.) Et merde, mec, j’sais même pas si t’écoutes…
CASE
Elle grimaça, se releva, hocha la tête.
— Qu’est-ce qu’il t’a raconté, mec, Muetdhiver ? Il t’a parlé de Marie-France ? Elle, c’était la moitié de Tessier, la mère génétique de 3Jane. Et de cette marionnette d’Ashpool, je suppose. J’arrive pas à piger pourquoi il a fallu qu’il me raconte tout ça, là-bas dans c’te cabine… tous ces trucs… et pourquoi il devait apparaître sous les traits du Finnois ou de n’importe qui, ce genre de machins. Ce n’est pas simplement un masque, c’est comme si les profils réels lui servaient de gabarit, pour lui permettre de communiquer avec nous, il appelait ça un patron. Un modèle de personnalité.
Elle sortit son flécheur et repartit en boitillant dans le couloir.
L’acier nu maculé de coulures d’époxy s’interrompait brusquement, remplacé par ce que Case prit tout d’abord pour un tunnel grossier taillé dans la roche à coups d’explosifs. Molly en examina le bord et il vit que l’acier était en réalité revêtu de panneaux d’un matériau qui, à la vue comme au toucher, ressemblait à de la pierre. Elle s’agenouilla pour effleurer le sable sombre répandu sur le sol de cette imitation de tunnel. La matière avait la consistance du sable, frais et sec, mais lorsqu’elle parcourut ce sable du doigt, il se referma derrière comme un fluide, laissant la surface intacte. Une douzaine de mètres plus avant, le tunnel s’incurvait. Une lumière jaune et crue découpait des ombres dures sur le placage de pseudo-roche des murs. Avec un sursaut, Case se rendit compte que la gravité ici était proche de la normale terrestre, ce qui voulait dire que Molly avait dû redescendre, après son ascension. Il était à présent totalement perdu ; la désorientation spatiale revêtait une horreur particulière pour les cow-boys.
Mais elle n’était pas perdue, elle, se dit-il.
Quelque chose se glissa entre ses jambes et poursuivit sa marche en cliquetant sur le non-sablé du sol. Une diode rouge clignota. Le Braun.
Le premier des holos attendait juste après le virage, une sorte de triptyque. Elle avait abaissé le flécheur avant que Case ait eu le temps de se rendre compte qu’il s’agissait d’un simple enregistrement. Les silhouettes étaient des caricatures de lumière, des personnages de bédé, grandeur nature : Molly, Armitage, Case. Les seins de Molly étaient trop gros, visibles à travers la résille noire moulante sous le lourd blouson de cuir. Elle avait la taille impossiblement fine. Des lentilles d’argent lui couvraient la moitié du visage. Elle tenait dans la main une arme absurdement complexe, un pistolet dont la forme disparaissait presque sous un amoncellement de viseurs télescopiques, silencieux et autres écrans pare-éclairs. Elle se tenait les jambes écartées, le pelvis en avant, la bouche figée dans une grimace de cruauté niaise. À côté d’elle, Armitage se tenait raide au garde-à-vous, en uniforme kaki élimé. Comme Molly avançait avec précaution, Case put voir que ses yeux étaient de minuscules écrans de contrôle, présentant chacun l’image gris-bleu d’une vaste étendue neigeuse, avec les troncs noirs et dénudés d’arbres à feuilles persistantes recourbés sous le vent silencieux.
Elle passa le bout des doigts à travers les yeux téléviseurs d’Armitage, puis se tourna vers la silhouette de Case. Ici, c’était comme si Riviera – car Case avait su dès le début que Riviera en était le responsable – avait été incapable de trouver en lui la moindre prise à la parodie. La silhouette qui se tenait là, avachie, était une vague approximation de celle qu’il recevait lui-même tous les jours dans sa glace. Mince, la tête rentrée dans les épaules, un visage aisément oubliable sous des cheveux bruns coupés court. Il avait besoin d’un coup de rasoir, mais enfin c’était souvent le cas.
Molly recula d’un pas. Son regard passa d’un personnage à l’autre. C’était une exposition statique, le seul mouvement de la composition étant le frémissement silencieux des arbres noirs dans le froid sibérien des yeux d’Armitage.
— On essaie de nous dire quelque chose, Peter ? demanda-t-elle doucement. (Puis elle avança d’un pas et donna un coup de pied dans quelque chose entre les pieds de la Molly holographiée. Il y eut un choc métallique contre le mur et les silhouettes disparurent. Elle se pencha pour ramasser un petit projecteur.) J’parie qu’il peut se brancher dessus et les programmer en direct, dit-elle en jetant l’appareil au loin.
Elle dépassa la source de lumière jaune, un archaïque globe à incandescence encastré dans le mur, protégé par la courbe rouillée d’une grille en métal déployée. Le style de l’équipement improvisé suggérait quelque part l’enfance. Il se rappela les forteresses qu’avec d’autres gosses il bâtissait jadis sur les toits ou dans les caves inondées. Une planque pour gosse de riches, songea-t-il. Ce genre de simplicité brute était coûteuse. Ce qu’on appelait l’atmosphère.
Elle dépassa une douzaine d’autres hologrammes avant d’atteindre l’entrée des appartements de 3Jane. L’un d’eux dépeignait la chose aveugle dans la ruelle derrière le bazar aux épices, au moment où elle se libérait en déchirant le corps rompu de Riviera. Plusieurs autres représentaient des scènes de torture, les inquisiteurs étant toujours des officiers de l’armée et les victimes invariablement des jeunes femmes. Toutes ces scènes avaient l’effroyable intensité du spectacle présenté par Riviera au Vingtième siècle, comme si elles avaient été figées dans l’éclair bleu d’un orgasme. Molly avait à chaque fois détourné les yeux au passage.
Le dernier hologramme était petit et terne, comme s’il s’était agi d’une image que Riviera avait dû faire remonter de quelque intime tréfonds du temps et de sa mémoire. Molly dut s’agenouiller pour l’examiner ; elle avait été projetée depuis le point de vue d’un petit enfant. Aucune des autres compositions n’avait eu d’arrière-plan ; personnages, uniformes, instruments de torture, tous ces éléments avaient été suspendus dans le vide. Mais celle-ci au contraire présentait un paysage.
Une vague sombre de décombres s’élevait devant un ciel décoloré, avec, au-delà de sa crête, les squelettes blanchis et à demi fondus de tours d’habitation. La vague de décombres avait la texture d’un filet, câbles d’acier rouillés tordus gracieusement comme de fins cordages auxquels étaient encore arrimées de vastes plaques de béton. Le premier plan pouvait avoir constitué jadis une place ; il y avait une sorte d’excroissance, un moignon qui suggérait une fontaine. À sa base, les enfants et le soldat étaient figés. Le tableau était d’abord déroutant. Molly devait l’avoir déchiffré correctement avant que Case ne l’eût totalement assimilé car il la sentit se raidir. Elle cracha puis se releva.