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Il refusa ses bras, cette nuit, refusa la nourriture qu’elle lui offrait, la place auprès d’elle dans le nid de couvertures et de mousse déchiquetée. Il alla s’accroupir finalement près de la porte, et la regarda dormir, en écoutant le vent décaper les murs de la structure. Toutes les heures ou à peu près, il se levait et gagnait le poêle improvisé pour y ajouter du bois pris à la pile à côté. Rien de tout ceci n’était réel mais le froid, c’est toujours le froid.

Elle non plus n’était pas réelle, ainsi couchée, blottie en chien de fusil dans la lueur du feu. Il regardait sa bouche, ses lèvres entrouvertes. Elle était la fille telle qu’il en gardait le souvenir lors de la traversée de la baie et c’était cruel.

— Salaud, enculé, murmura-t-il à l’adresse du vent. Tu prends pas de risques, hein ? Tu m’aurais pas refilé une camée, hein ? Je sais bien ce que c’est que… (Il essaya de retenir le désespoir dans sa voix.) Je sais, tu vois ? Je sais qui tu es. Tu es l’autre. 3Jane l’a dit à Molly. Le buisson ardent. Ce n’était pas Muetdhiver, c’était toi. Il a bien essayé de m’avertir avec le Braun. Maintenant, tu m’as cramé, tu m’as amené ici. Nulle part. Avec un spectre. Le spectre du souvenir que j’ai conservé d’elle…

Elle s’agita dans son sommeil, cria quelque chose, ramenant un pan de couverture sur son épaule et sa joue.

— Tu n’es rien du tout, dit-il à la fille endormie. Tu es morte de toute manière, t’as jamais signifié grand-chose pour moi. T’entends ça, là-haut, mon pote ? Je sais ce que tu fais. Je suis en trait plat. Tout ça n’a pris qu’une vingtaine de secondes, pas vrai ? Je suis toujours planté dans cette bibliothèque, et ma cervelle est morte. Et dans pas longtemps, l’autre sera bien mort aussi, si t’as deux sous de jugeote. T’as pas envie que Muetdhiver réussisse son plan, un point c’est tout, alors t’as qu’à me laisser mariner ici. Dixie fera tourner le Kuang, seulement il est déjà mort, lui, alors tu risques pas de deviner ses mouvements, ça c’est sûr. C’te machination merdique avec Linda, c’était toi depuis le début, non ? Muetdhiver a bien essayé de se servir d’elle quand il m’a branché dans sa reconstitution de Chiba mais lui, il n’y était pas arrivé. Disait que c’était trop duraille. C’est toi qui as chamboulé les étoiles autour de Zonelibre, n’est-ce pas ? Toi qui as plaqué son visage sur la poupée morte dans la chambre d’Ashpool… Molly ne s’en est jamais aperçue. T’as eu qu’à bidouiller son signal de simstim. Parce que tu t’imagines me faire du mal. Parce que tu t’imagines m’avoir emmerdé. Eh bien, tu peux aller te faire enculer, qui que tu sois… T’as gagné. Tu gagnes. D’accord. Mais rien de tout ça ne signifie plus rien pour moi, maintenant, vu ? Tu crois peut-être que j’en ai quelque chose à secouer ? Hein ? Alors, pourquoi me faire un plan pareil ?

Il tremblait de nouveau, la voix devenue perçante.

— Chéri, dit-elle en se dégageant de l’amas de couvertures enroulées. Viens donc te coucher. Je veillerai, si tu veux. Il faut que tu dormes, d’accord ? (Le sommeil accentuait la douceur de son ton.) Juste que tu dormes, d’accord ?

Lorsqu’il s’éveilla, elle était partie. Le feu était éteint mais il faisait chaud dans la casemate, la lumière du soleil entrant en biais par l’ouverture de la porte, pour jeter un rectangle d’or déformé sur le flanc éventré d’une grosse caisse en fibre. C’était un conteneur maritime ; il se rappelait avoir vu les mêmes dans les docks de Chiba. Par la déchirure latérale, il pouvait apercevoir une douzaine de paquets jaune brillant. Sous les rayons du soleil, on aurait cru des plaquettes de beurre géantes. La faim lui donnait des crampes d’estomac. Roulant hors du nid, il s’approcha de la caisse et y piocha l’un des objets ; il dut cligner des yeux pour déchiffrer les petits caractères inscrits en une douzaine de langues. L’anglais était tout en bas. RATIONS DE SURVIE/PROTEC. RENF./« BŒUF »/TYPE AG-8. Suivait la composition avec la liste des éléments nutritifs. Il sortit à tâtons un second paquet, « ŒUFS ».

— Si tu fabriques tout ce décor merdique, lança-t-il, tu pourrais au moins y foutre de la vraie bouffe de temps en temps, non ?

Un paquet dans chaque main, il partit visiter les quatre pièces de la structure. Deux étaient vides, en dehors des débris et du sable, et la quatrième contenait d’autres caisses de vivres.

— Bien sûr, fit-il en caressant les verrous, rester ici un bout de temps. Je comprends l’idée. Bien sûr…

Il fouilla la pièce avec l’âtre, découvrit un bidon de plastique empli de ce qu’il supposa être de l’eau de pluie. À côté du nid de couvertures, contre le mur, étaient posés un briquet jetable rouge, un couteau de marin au manche vert fendu, et son fichu. Il était encore noué, et raide de sueur et de poussière. Il se servit du couteau pour ouvrir les paquets jaunes, versant leur contenu dans une boîte de conserve rouillée dénichée près du poêle. Il le trempa d’eau du bidon, mélangea la pâte obtenue avec les doigts, et la mangea. La mixture avait un vague goût de bœuf. Quand il l’eut terminée, il jeta la boîte vide dans le feu et sortit.

La fin de l’après-midi, vu l’aspect du soleil et sa hauteur à l’horizon. Avec ses pieds, il ôta ses chaussures de nylon trempées et fut surpris par la chaleur du sable. À la lumière du jour, la plage était gris argent. Le ciel était sans nuages, bleu. Il contourna le bunker et se dirigea vers les vagues, laissant tomber sa veste sur le sable.

— Ch’sais pas des souvenirs de qui tu te sers pour ce truc, fit-il en atteignant les vagues.

Il enleva son jean et l’expédia d’un coup de pied dans l’eau peu profonde, bientôt suivi du t-shirt et du slip.

— Qu’est-ce que tu fous, Case ?

Il pivota et la découvrit dix mètres plus bas sur la plage, l’écume blanche lui glissant autour des chevilles.

— J’ai pissé dans mon froc, l’autre nuit.

— Eh bien, tu vas pas remettre ces fringues. C’est de l’eau salée. Tu risques des plaies. Je te montrerai ce trou d’eau, là-bas, dans les rochers. (Elle indiqua une vague direction, derrière elle.) C’est de l’eau douce.

Son treillis délavé avait été raccourci au-dessus du genou ; la peau en dessous était lisse et brune. Un coup de vent lui ébouriffa les cheveux.

— Écoute, dit-il, récupérant ses vêtements avant de se diriger vers elle, j’ai une question à te poser. Je ne te demanderai pas ce que tu fais ici, toi. Mais à ton avis, ce que moi, je peux bien y foutre.

Il s’arrêta, une jambe de jean noire et trempée battant sa cuisse nue.

— Tu es arrivé cette nuit.

Elle sourit.

— Et ça te suffit ? Je suis arrivé, c’est tout ?

— Il l’avait bien dit, que tu allais venir, fit-elle en fronçant le nez. (Elle haussa les épaules.) Il sait les trucs dans ce genre, je suppose. (Elle leva le pied gauche pour essuyer le sable de son autre cheville, en un geste maladroit, enfantin. Elle lui sourit à nouveau, plus timidement.) Maintenant, à ton tour de me répondre, d’ac ?

Il acquiesça.

— Comment que ça se fait que tu sois tout barbouillé de crème bronzante, partout sauf sur le pied ?

— Et c’est la dernière chose dont tu te souviennes ?

Il la regarda gratter les dernières miettes de hachis lyophilisé au fond du couvercle rectangulaire de la boite en tôle qui constituait leur unique assiette.

Elle acquiesça, prunelles agrandies à la lueur du feu.

— Je suis désolée, Case, juré. C’était simplement la merde, je suppose, et pis c’était… (Elle se pencha, avant-bras noués autour des genoux, les traits déformés durant quelques secondes par la douleur ou par son souvenir.) J’avais simplement besoin de fric. Pour rentrer chez moi, je suppose, ou… et puis merde, c’est à peine si tu voulais me causer.