— J’ai identifié un des auteurs, dit-il. Il s’agit d’un médecin persan du XIème siècle, Avicenne.
— Bon, dit Joss, qui s’intéressait beaucoup moins aux affaires d’Avicenne qu’à celles de Lizbeth.
— J’ai localisé le passage, dans son Liber canonis.
— Bon, répéta Joss. Dites, Decambrais, vous avez été prof, comme votre père ?
— Comment le savez-vous ?
— Comme ça, dit Joss en faisant claquer ses doigts. Moi aussi, je connais des choses de la vie.
— Ça vous emmerde peut-être, ce que je vous raconte, Le Guern, mais vous seriez bien inspiré d’écouter.
— Bon, répéta Joss, qui se sentit brusquement ramené au temps des cours du vieux Ducouëdic, à la pension.
— Les autres auteurs n’ont guère fait que recopier Avicenne. Il s’agit toujours du même thème. On tourne autour sans en dire le nom, sans y toucher, comme les vautours se rapprochent en cercle autour d’une charogne.
— Autour de quoi ? demanda Joss, perdant un peu pied.
— Autour du thème, Le Guern, je viens de vous le dire. De l’objet unique de toutes les spéciales. De ce qu’elles annoncent.
— Qu’est-ce qu’elles annoncent ?
À cet instant, Bertin déposa deux calvas sur la table et Decambrais attendit que le grand Normand se fût éloigne pour poursuivre.
— La peste, dit-il en baissant la voix.
— Quelle peste ?
— LA peste.
— La grande maladie du vieux temps ?
— Elle-même. En personne.
Joss laissa passer un silence. Est-ce que le lettré pouvait dire n’importe quoi ? Est-ce qu’il pouvait s’amuser à se foutre de lui ? Joss était incapable de vérifier toutes ces histoires de canonis et Decambrais pouvait le balader à son aise. En marin prudent, il examina le visage du vieil érudit, qui n’était décidément pas à la rigolade.
— Vous n’essayez pas de me rouler dans la farine, Decambrais ?
— Pour quoi faire ?
— Pour jouer au jeu du type qui sait tout et du type qui ne sait rien. Au jeu du malin et du crétin, du culte et de l’inculte, du gnare et de l’ignare. Parce qu’à ce jeu-là, je peux vous embarquer en haute mer moi aussi, et sans gilet de sauvetage.
— Le Guern, vous êtes un violent.
Oui, reconnut Joss.
— J’imagine que vous avez déjà cassé la gueule à pas mal de monde, sur cette terre.
— Et sur cette mer.
— Je n’ai jamais joué au jeu du malin et du crétin. Qu’est-ce que ça rapporte ?
— Du pouvoir.
Decambrais sourit, et haussa les épaules.
— On peut poursuivre ? dit-il.
— Si vous voulez. Mais qu’est-ce que ça peut me foutre, au juste ? Pendant trois mois, j’ai bien lu un type qui recopiait la Bible. C’était payé, j’ai lu. En quoi ça me regarde ?
— Ces annonces vous appartiennent, moralement. Si je vais trouver les flics demain, j’aime autant que vous soyez prévenu. Et je préfère aussi que vous m’accompagniez.
Joss vida son calva d’un coup.
— Les flics ? Vous perdez la boule, Decambrais ! Où voyez-vous les flics là-dedans ? Ce n’est pas l’alerte générale, tout de même.
— Qu’est-ce que vous en savez ?
Joss retint les mots qui lui venaient aux lèvres, à cause de la chambre. Il fallait conserver la chambre.
— Écoutez-moi bien, Decambrais, reprit-il en se dominant, on a là un gars qui, selon vous, s’amuse à recopier des vieux papiers sur la peste. Un dingue, quoi, un obsédé. Si on devait causer aux flics chaque fois qu’un cinglé ouvre la bouche, mais on n’aurait plus le temps de boire.
— Première chose, dit Decambrais en vidant la moitié de son calva, il ne se contente pas de recopier, il vous les fait crier. Il s’exprime sur la place publique, anonymement. Deuxième chose, il s’approche. Il en est aux débuts des textes. Il n’a pas encore abordé les passages qui contiennent le mot « peste », ou « mal », ou « mortalité ». Il traîne dans les préludes mais il avance. Vous comprenez, Le Guern ? Il avance. C’est cela qui est grave. Il avance. Vers quoi ?
— Ben vers la fin du texte. C’est logique, quoi. On n’a jamais vu un gars commencer un bouquin par la fin.
— Plusieurs bouquins. Et vous savez ce qu’il y a à la fin ?
— Mais je ne les ai pas lus, moi, ces foutus bouquins !
— Des dizaines de millions de morts. Voilà ce qu’il y a à la fin.
— Parce que vous vous figurez que ce dingue va tuer la moitié de la France ?
— Je n’ai pas dit ça. Je dis qu’il progresse vers un développement mortel, je dis qu’il rampe. Ce n’est pas comme s’il nous lisait Les Mille et Une Nuits.
— Il progresse, c’est vous qui le dites. Je trouve plutôt qu’il fait du sur place. Ça fait un mois qu’il nous bassine avec ses histoires de bestioles, et vas-y sous une forme et vas-y sous une autre. Si vous appelez ça progresser.
— J’en suis certain. Vous vous rappelez ces autres annonces, celles qui racontent la vie de l’homme sans queue ni tête ?
— Justement. Ça n’a rien à voir. C’est un gars, il mange, il baise, il dort, c’est tout ce qu’il a à dire.
— Ce gars, c’est Samuel Pepys.
— Ben je le connais pas.
— Je vous le présente : c’est un Anglais, un bourgeois gentilhomme qui vécut au XVIème siècle à Londres. Il travaillait d’ailleurs, soit dit en passant, à l’Office de la Marine.
— Un gros cul de la capitainerie ?
— Pas exactement mais peu importe. Ce qui compte, c’est que Pepys rédigea un journal intime durant neuf années, de 1660 à 1669. L’année que notre cinglé a déposée dans votre urne, c’est celle de la grande peste à Londres, 1665, soixante-dix mille cadavres. Vous comprenez ? Jour après jour, les spéciales s’approchent de la date de son explosion. On en est tout près à présent. C’est ce que j’appelle avancer.
Pour la première fois, Joss se sentit troublé. Ça se tenait, ce que racontait le lettré. De là à prévenir les flics.
— Ils vont se marrer, les flics, quand on va leur dire qu’un cinglé s’amuse à nous lire un journal vieux de trois siècles. C’est nous qu’ils vont enfermer, c’est sûr.
— On ne va pas leur dire ça. On va les prévenir simplement qu’un cinglé s’amuse à annoncer la mort sur la place publique. Ensuite, ils se démerdent. J’aurai la conscience au net.
— Ils vont se marrer quand même.
— Évidemment. C’est pour ça qu’on n’ira pas voir n’importe quel flic. J’en connais un qui ne se marre pas de la même manière que les autres et pas pour les mêmes choses. C’est celui-là qu’on ira voir.
— Que vous irez voir si ça vous chante. Parce que mon témoignage, ça m’étonnerait qu’ils l’accueillent comme pain bénit. C’est que moi, Decambrais, je n’ai pas l’ardoise vierge.
— Moi non plus.
Joss regarda Decambrais sans rien dire. Alors là, chapeau. Chapeau l’aristo. Non seulement le vieux lettré était breton des Côtes-du-Nord, mine de rien, et en plus il avait un casier, mine de rien. D’où le faux nom, certainement.
— Combien de mois ? demanda sobrement Joss, sans s’inquiéter du motif, en vrai gentleman de la mer.
— Six, dit Decambrais.
— Neuf, répondit Joss.
— Purgés.
— Purgés.
— Idem.
Egalité. Après cet échange, les deux hommes respectèrent un silence un peu grave.
— Très bien, dit Decambrais. Vous m’accompagnez ? Joss grimaça, mal convaincu.