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— C’est pour le travail, expliqua Adamsberg. Faites un effort.

L’homme tourna lentement le visage.

— C’est bon, l’arrêta Adamsberg. Ne bougez plus. Restez sur les yeux. Ici, brigadier, vous êtes chez les flics. Le groupe homicide demande plus de discrétion, de naturel et d’humanité qu’aucun autre. Vous aurez à infiltrer, à planquer, à questionner, à serrer sans être vu, à donner confiance, à essuyer des larmes aussi. Tel que vous êtes, on vous repère à cent lieues, aussi raide qu’un taureau dans son pré. Il va falloir vous laisser aller et ça ne va pas se faire en un jour. Premier exercice : regardez les autres.

— Bien, commissaire.

— Dans les yeux, pas sur le front.

— Oui, commissaire.

Adamsberg ouvrit son carnet et nota sur-le-champ : Viking, Bouton, Droit sur le mur, égale Lamarre.

Decambrais décrocha à la première sonnerie.

— J’ai préféré vous prévenir, commissaire, que notre homme vient de passer le cap.

— C’est-à-dire ?

— Le mieux est que je vous lise les spéciales de ce matin et de midi. Vous y êtes ?

— J’y suis.

— La première est la suite du Journal de cet Anglais.

— Sepys.

— Pepys, commissaire. Aujourd’hui, bien malgré moi, j’ai vu deux ou trois maisons avec une croix rouge sur la porte et l’inscription « Dieu ait pitié de nous ». Triste spectacle, le premier de cette sorte que je voie, autant qu’il m’en souvienne.

— Ça ne s’arrange pas.

— C’est le moins qu’on puisse dire. Cette croix rouge marquait les portes des maisons infectées afin que les passants s’en écartent. Pepys vient donc de croiser ses premiers pesteux. En réalité, la maladie a couvé depuis bien longtemps dans les faubourgs de la ville mais Pepys, à l’abri dans la cité des riches, n’en était pas encore informé.

— Et le second message ? coupa Adamsberg.

— Plus grave encore. Je vous le lis.

— Lentement, demanda Adamsberg.

— Le 17 août, de faux bruits précèdent le mal, beaucoup tremblent, un bon nombre espère cependant, sur les motifs du fameux médecin qu’est Rainssant. Peines inutiles : le 14 septembre, la peste est entrée dans la ville. Elle a d’abord frappé le quartier Rousseau où des corps morts coup sur coup manifestent sa présence. Je vous signale, puisque vous n’avez pas le papier sous les yeux, que le texte est émaillé de points de suspension. Le type est un maniaque, il ne supporte pas de couper la phrase originale sans l’indiquer. En outre, « 17 août », « 14 septembre » et « quartier Rousseau » sont tapés dans un caractère différent. Il a certainement modifié les dates et le lieu véritables du texte et il souligne ses déformations en changeant de frappe. À mon avis.

— Et nous sommes le 14 septembre, n’est-ce pas ? demanda Adamsberg qui n’était jamais très sûr de la date, à un ou deux crans près.

— Exactement. Ce qui fait que, tout bonnement, ce cinglé nous annonce que la peste est entrée aujourd’hui dans Paris, et qu’elle a tué.

— Rue Jean-Jacques Rousseau.

— Vous pensez que c’est l’endroit visé ?

— J’ai un immeuble marqué de 4 dans cette rue.

— Quels 4 ?

Adamsberg jugea Decambrais assez mouillé dans l’affaire pour être informé de l’autre volet d’activités de son annonceur. Il nota au passage que, si cultivé fut-il, Decambrais semblait tout ignorer de la signification des 4, tout comme l’érudit Danglard. Le talisman n’était donc pas si connu et le type qui l’utilisait devait être sacrément calé.

— En tous les cas, conclut Adamsberg, vous pouvez poursuivre l’affaire sans moi, à titre documentaire pour vos choses de la vie. Ce sera une belle pièce dans votre collection, pour vous comme pour les annales du Crieur. Mais en ce qui concerne le risque criminel, je crois qu’on peut l’oublier. Le type a pris une autre tangente, purement symbolique, comme dirait mon adjoint. Car il ne s’est rien passé cette nuit rue Jean-Jacques Rousseau, pas plus que dans les autres immeubles touchés. En revanche, notre homme continue à peindre. Ça lui durera ce que ça lui durera.

— Allons tant mieux, dit Decambrais après un silence. Laissez-moi vous dire que j’ai été heureux de faire plus ample connaissance et ne m’en veuillez pas de vous avoir fait perdre du temps.

— Au contraire. J’apprécie le temps perdu à sa vraie valeur.

Adamsberg raccrocha et décida que sa journée de samedi était achevée. La main courante ne contenait rien qui ne puisse attendre lundi. Avant de quitter son bureau, il consulta son carnet pour être en mesure de saluer le gendarme de Granville par son nom.

Dans la rue, le soleil pointait de nouveau au travers des nuages allégés et la ville reprenait une allure estivale un peu languissante. Il ôta sa veste, la balança sur son épaule et partit lentement vers le fleuve. Il lui semblait que les Parisiens oubliaient qu’ils avaient un fleuve. Aussi crasseuse fût-elle, la Seine constituait pour lui un de ses lieux refuges, avec son mouvement lourd, son odeur de linge mouillé et ses cris d’oiseaux.

En s’y dirigeant tranquillement par les petites rues, il se dit que c’était tout aussi bien que Danglard ait cuvé son calva chez lui. Il préférait avoir enterré l’affaire des 4 sans témoin. Danglard avait eu raison. Artiste interventionniste ou maniaque symboliste, le cinglé des 4 tournait en roue libre dans un univers qui ne les concernait pas. Adamsberg perdait la mise, il s’en foutait et c’était tant mieux. Il ne plaçait nul orgueil dans ces affrontements avec son adjoint mais il appréciait que l’abandon se soit déroulé dans la solitude. Lundi, il lui dirait qu’il s’était trompé et que les 4 allaient rejoindre dans l’anecdote les rangs des coccinelles géantes de Nanteuil. De qui tenait-il cette histoire ? Du photographe, le type aux taches de rousseur. Et comment s’appelait-il ? Il ne s’en souvenait plus.

16

Le lundi, Adamsberg annonça à Danglard la fin de l’affaire des 4. En homme stylé, Danglard ne se permit aucun commentaire et se contenta d’acquiescer.

Le mardi, à quatorze heures quinze, un appel du commissariat du 1er arrondissement l’informa de la découverte d’un cadavre rue Jean-Jacques-Rousseau, au n°117.

Adamsberg reposa l’écouteur avec une lenteur extrême, comme on le fait en pleine nuit lorsqu’on ne veut réveiller personne. Mais c’était plein jour. Et il ne cherchait pas à préserver le sommeil des autres mais à s’endormir lui-même, à se propulser sans un bruit dans l’oubli. Il connaissait ces instants où sa propre nature l’inquiétait au point qu’il priait pour trouver un jour un refuge d’hébétude et d’impuissance dans lequel il se roulerait en boule pour ne plus le quitter. Ces moments où il avait eu raison contre toute raison n’étaient pas ses meilleurs. Ils l’accablaient brièvement, comme s’il sentait soudain peser sur lui le poids d’un don pernicieux offert à sa naissance par une fée Carabosse devenue gâteuse et qui aurait, au-dessus de son berceau, prononcé ces paroles : « Puisque vous ne m’avez pas conviée à ce baptême — ce qui n’avait rien de surprenant, vu que ses parents, pauvres comme Job, avaient fêté seuls sa naissance au fond des Pyrénées en l’enroulant dans une bonne couverture — puisque vous ne m’avez pas convié à ce baptême, je fais don à cet enfant de pressentir le merdier là où les autres ne l’ont pas encore vu. » Ou quelque chose comme ça, en mieux dit, car la fée Carabosse n’était pas la dernière des illettrées ni un grossier personnage, en aucun cas.