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— Du charbon, murmura-t-il. Ce type a été passé au charbon.

— Ça en a tout l’air, dit l’un des techniciens. Adamsberg jeta un regard autour de lui.

— Où sont ses habits ? demanda-t-il.

— Proprement pliés, dans la chambre, répondit Devillard. Les chaussures sont rangées sous la chaise.

— Pas de casse ? Pas d’effraction ?

— Non. Ou bien Laurion a ouvert à l’assassin, ou bien le type a crocheté la serrure en douceur. Je crois qu’on s’oriente vers la deuxième solution. Si c’est cela, ça va nous faciliter les choses.

— Un spécialiste, hein ?

— Exactement. Ouvrir les serrures en artiste ne s’apprend pas à l’école. Le type a sans doute fait de la taule, un séjour plutôt long qui laisse le temps de s’instruire. Auquel cas, il est fiché. S’il a laissé la moindre empreinte, vous le tenez en moins de deux. C’est le mieux que je vous souhaite, Adamsberg.

Trois techniciens s’activaient en silence, l’un sur le mort, l’autre sur la serrure, le troisième sur tous les éléments de mobilier. Adamsberg fit lentement le tour de la pièce, puis visita la salle de bains, la cuisine, la chambre, petite et rangée. Il avait passé des gants et ouvrait mécaniquement la porte de l’armoire, la table de nuit, les tiroirs de la commode, du bureau, du buffet. Sur la table de la cuisine, seul secteur où régnait un certain désordre, il s’arrêta sur une grosse enveloppe ivoire posée de travers sur une pile de lettres et de journaux. Elle avait été décachetée d’un coup net. Il la regarda longtemps, sans y toucher, attendant que l’image remonte sur son ordre de sa mémoire. Elle n’était pas loin, c’était l’affaire d’une minute ou deux. Autant la mémoire d’Adamsberg était inapte à enregistrer correctement les noms propres de même que les titres, les marques, l’orthographe, la syntaxe et tout ce qui se rattachait à l’écrit, autant elle se surpassait en matière d’images. Adamsberg était un visuel surdoué captant l’intégralité du spectacle de la vie, depuis les lumières des nuages jusqu’au bouton manquant sur le bas de la manche de Devillard. L’image se reconstitua, très nette. Decambrais à la Brigade, assis face à lui, sortant la liasse des « spéciales » d’une épaisse enveloppe ivoire, d’un format supérieur à la moyenne, doublée de papier de soie gris pâle. C’était la même enveloppe qu’il avait sous les yeux, sur la pile de journaux. Il fit un signe au photographe qui en prit quelques clichés pendant qu’Adamsberg feuilletait son carnet à la recherche de son nom.

— Merci, Barteneau, dit-il.

Il saisit l’enveloppe et l’ouvrit. Elle était vide. Il passa en revue le tas de courrier en attente et vérifia chacune des autres enveloppes, toutes décachetées au doigt et toutes encore pourvues de leur contenu. Dans la poubelle, parmi les déchets datant d’au moins trois jours, deux enveloppes déchirées et plusieurs feuilles froissées, mais aucune dont le format ait pu correspondre à l’enveloppe ivoire. Il se releva et passa ses gants sous l’eau, pensif. Pourquoi l’homme avait-il conservé l’enveloppe vide ? Et pourquoi ne l’avait-il pas ouverte avec le doigt, vite fait, comme toutes les autres ?

Il revint dans la pièce principale où les techniciens avaient terminé leur travail.

— Je peux y aller, commissaire ? demanda le légiste, hésitant entre Devillard et Adamsberg.

— Allez-y, répondit Devillard.

Adamsberg glissa l’enveloppe dans un sachet plastique et la confia à l’un des lieutenants.

— Ça doit partir avec le reste au labo, dit-il. Mention spéciale, urgent.

Il quitta l’immeuble une heure plus tard avec le corps, laissant deux officiers sur place pour les interrogatoires des résidents.

17

À cinq heures du soir, vingt-trois agents de la Brigade étaient rassemblés autour d’Adamsberg, installés sur des chaises alignées parmi les plâtras. Seuls manquaient Noël et Froissy, en surveillance sur la place Edgar-Quinet, et les deux officiers en service rue Jean-Jacques Rousseau.

Adamsberg, debout, punaisait un grand plan de Paris sur le mur fraîchement repeint. En silence, consultant la liste qu’il tenait à la main, il y pointa avec de grosses épingles à tête rouge les quatorze immeubles répertoriés déjà marqués de 4, et en vert le quinzième où le meurtre avait eu lieu.

— Le 17 août, dit Adamsberg, un type est apparu sur la terre avec l’intention d’y bousiller du monde. Appelons-le CLT. CLT ne se jette pas bride abattue à la gorge du premier venu. Il passe auparavant par une phase préparatoire qui lui prend presque un mois, sans doute elle-même longuement mise au point à l’avance. Il se lance simultanément sur deux fronts. Front 1 : il sélectionne des immeubles dans Paris, dans lesquels il vient peindre, la nuit, des chiffres noirs sur les portes palières.

Adamsberg alluma un projecteur et l’image du grand 4 à rebours s’afficha sur le mur blanc.

— C’est un 4 bien spécifique, inversé en miroir latéral, à la base élargie et sabré de deux barres sur le retour. Toutes ces particularités se retrouvent dans chacun des dessins. En bas à droite, il ajoute ces trois lettres majuscules : CLT. Au contraire des 4, ces lettres sont simples, sans fioritures. Il représente ce motif sur toutes les portes de l’immeuble, sauf une. Le choix de cette porte épargnée est aléatoire. Les critères de sélection des immeubles semblent également hasardeux. Ils sont situés dans onze arrondissements différents, dans de grandes avenues ou des rues discrètes. Les numéros des immeubles varient, pairs ou impairs, les immeubles eux-mêmes sont de tous styles et de toutes époques, cossus ou minables. On pourrait croire que CLT a introduit à dessein une diversité maximale dans son échantillon. Comme s’il voulait indiquer par là qu’il peut toucher tout le monde, que nul ne lui échappe.

— Et les occupants ? demanda un lieutenant.

— Plus tard, dit Adamsberg. La signification de ce 4 à rebours a été décodée de manière certaine : il s’agit d’un chiffre utilisé autrefois comme talisman pour se protéger des atteintes de la peste.

— Quelle peste ? demanda une voix.

Adamsberg reconnut avec facilité les sourcils du brigadier.

— La peste, Favre, il n’y en a pas trente-six. Danglard s’il vous plaît, un rappel en trois phrases.

— La peste a débarqué en Occident en 1347, dit Danglard. En cinq ans, elle a dévasté l’Europe de Naples à Moscou et fait trente millions de morts. Cet épisode effroyable de l’histoire des hommes est appelé la Mort noire. Cette désignation est importante à connaître pour l’enquête. Venue de…

— Trois phrases, Danglard, coupa Adamsberg.

— Elle réapparaît ensuite périodiquement, presque tous les dix ans, ravageant des régions entières, et ne lâche finalement prise qu’au XVIIème siècle. Je n’ai pas évoqué le haut Moyen Age ni les temps contemporains ni l’Orient.

— C’est parfait, n’évoquez rien de plus. Cela suffit pour comprendre de quoi nous parlons. De la peste historique, celle qui vous tue un homme en cinq à dix jours.

Un murmure général suivit cette annonce. Adamsberg, les mains dans les poches, la tête penchée vers le sol, attendit que la réaction s’apaise.

— Est-ce que l’homme de la rue Jean-Jacques Rousseau est mort de peste ? demanda une voix mal assurée.

— J’y viens. Front 2 : le 17 août également, CLT lance sa première annonce sur la place publique. Il jette son dévolu sur le carrefour Edgar-Quinet-Delambre où un type a réinventé la profession de crieur public, avec un certain succès.