Un bras se leva à droite.
— Eu quoi ça consiste ?
— Le type laisse une urne suspendue à un arbre jour et nuit et les gens y déposent des messages à lire en échange, je suppose, d’une petite rémunération. Trois fois par jour, le Crieur vide la boîte et il crie.
— C’est complètement con, dit une voix.
— Peut-être mais ça marche, dit Adamsberg. Ce n’est pas plus con de vendre des mots que de vendre des fleurs.
— Ou d’être flic, dit une voix à gauche.
Adamsberg repéra l’officier qui venait de parler, un petit aux cheveux gris, aux trois quarts chauve, tout en sourire.
— Ou d’être flic, confirma Adamsberg. Les messages de CLT sont incompréhensibles pour le grand public et le publie tout court. Il s’agit de courts extraits tirés de livres anciens, rédigés en français ou même en latin, déposés dans l’urne dans de grosses enveloppes ivoire. Ces textes sont tirés à l’imprimante. Sur place, un type versé dans les vieux bouquins s’en est assez inquiété pour tâcher d’y voir clair.
— Son nom ? Sa profession ? demanda un lieutenant, bloc-notes ouvert sur ses genoux.
Adamsberg hésita une seconde.
— Decambrais, dit-il. Retraité et conseiller en choses de la vie.
— Ils sont tous cinglés sur cette place ? demanda un autre.
— C’est possible, dit Adamsberg. Mais c’est un effet d’optique. Tant qu’on regarde de loin, tout semble toujours proprement en ordre. Dès qu’on s’approche de près et qu’on prend le temps d’observer les détails, on s’aperçoit que tout le monde est plus ou moins cinglé, sur cette place, sur une autre, ailleurs et dans cette brigade.
— Je ne suis pas d’accord, protesta Favre, le ton haut. Faut être vraiment malade pour aller crier des conneries sur une place. Qu’il aille tirer un coup, ce gars, ça lui nettoiera les méninges. Rue de la Gaîté, tu payes trois cents balles et ça s’ouvre tout seul.
Il y eut des rires. Adamsberg balaya le groupe d’un regard calme, faisant s’éteindre les rires à mesure de son passage, et s’arrêta sur le brigadier.
— Je disais, Favre, qu’il y avait des cinglés dans cette brigade.
— Dites donc, commissaire, commença Favre en se levant d’un coup, le rouge aux joues.
— Bouclez-la, lui dit brusquement Adamsberg.
Saisi, Favre se rassit d’un coup, comme choqué par l’impact. Adamsberg attendit plusieurs secondes en silence, les bras croisés.
— Je vous avais demandé une première fois de réfléchir, Favre, dit-il plus posément. Je vous le demande une seconde fois. Vous avez forcément un cerveau, cherchez-le. En cas d’échec, vous irez faire vos glissades loin de ma vue et hors de cette brigade.
Adamsberg se désintéressa aussitôt de Favre, considéra le grand plan de Paris, et reprit :
— Ce Decambrais est parvenu à identifier le sens des messages déposés par CLT. Tous sont tirés d’anciens traités de peste ou d’un journal qui la relate. Durant un mois, CLT s’en est tenu à la description des signes annonciateurs du mal. Puis il a forcé l’allure et déclaré l’entrée de la peste en ville, samedi dernier, dans le « quartier Rousseau ». Trois jours plus tard, c’est-à-dire aujourd’hui, on découvre ce premier corps, dans un immeuble marqué de 4. La victime est un jeune garagiste, célibataire, rangé, absent au fichier. Le corps est nu et la peau du cadavre est couverte de plaques noires.
— La Mort noire, dit une voix, celle qui s’était inquiétée tout à l’heure de la cause du décès.
Adamsberg repéra un jeune homme timide aux traits encore ronds, aux yeux verts, très grands. Une femme se leva à ses côtés, le visage massif, mécontent.
— Commissaire, dit-elle, la peste est une maladie terriblement contagieuse. Rien ne nous prouve que cet homme n’est pas décédé de peste. Mais vous avez emmené sur place quatre agents sans même attendre le rapport du légiste.
Adamsberg appuya son menton sur son poing, pensif. Cette réunion d’information exceptionnelle prenait des allures de prise de contact initiatique avec passes d’armes et provocations expérimentales.
— La peste, dit Adamsberg, n’est pas contagieuse par contact. C’est une maladie des rongeurs, en particulier des rats, transmise à l’homme par la piqûre de leurs puces infectées.
Adamsberg sortait sa science toute neuve du dictionnaire qu’il avait consulté dans la journée même.
— Quand j’ai emmené, ces quatre hommes, continua-t-il, il était déjà certain que la victime n’était pas morte de peste.
— Pourquoi ? demanda la femme.
Danglard se porta au secours du commissaire.
— L’annonce de l’arrivée de la peste a été lancée samedi par le Crieur, dit-il. Laurion est mort dans la nuit du lundi au mardi, trois jours plus tard. Il faut savoir qu’après l’inoculation du bacille, le délai minimum avant le décès par peste est de cinq jours, sauf cas rarissimes. Il était donc exclu qu’on se trouve face à un véritable cas de peste.
— Pourquoi pas ? Il aurait pu l’inoculer avant.
— Non. CLT est un maniaque. Et les maniaques ne peuvent pas tricher. S’il annonce samedi, il inocule samedi.
— Peut-être, dit la femme en se rasseyant, à moitié calmée.
— Le garagiste a été étranglé, reprit Adamsberg. Son corps a été ensuite noirci au charbon de bois, certainement pour évoquer les symptômes et le nom de la maladie. CLT n’est donc pas en possession du bacille. Ce n’est pas un laborantin illuminé qui se promène avec une seringue dans sa sacoche. L’homme procède symboliquement. Mais il est évident qu’il y croit et qu’il y croit très fort. La porte de l’appartement de la victime ne portait aucun 4. Je vous rappelle que ces 4 ne sont pas des menaces mais des protections. Seul celui dont la porte reste vierge se trouve donc exposé. CLT sélectionne sa victime à l’avance et sauvegarde les autres occupants de l’immeuble par ces dessins. Ce souci d’épargner les autres démontre que CLT est persuadé de répandre une véritable peste contagieuse. Il ne frappe donc pas en aveugle : il en tue un et il se préoccupe de préserver les autres, ceux qui, à ses yeux, ne méritent pas le fléau.
— Il croit donner la peste alors qu’il étrangle ? demanda l’homme à droite. S’il est capable de se leurrer lui-même à ce point, on a affaire à un vrai schizophrène, non ?
— Pas forcément, dit Adamsberg. CLT manipule un univers imaginaire qui lui semble tenir debout. Ce n’est pas si rare : des quantités de gens croient qu’on peut lire l’avenir dans des cartes à jouer ou du marc de café. Là-bas, ailleurs, dans la rue d’en face ou dans cette brigade. Où est la différence ? Des tas d’autres gens suspendent une Vierge au-dessus de leur lit, convaincus que cette statuette faite de main d’homme et acquise pour soixante-neuf francs va réellement les protéger. Ils parlent à la statuette, ils lui racontent des histoires. Où est la différence ? La limite, lieutenant, entre l’idée du réel et le réel n’est qu’affaire de point de vue, de personne, de culture.
— Mais, coupa l’officier aux cheveux gris, y a-t-il d’autres personnes visées ? Toutes celles dont les portes sont restées intouchées sont-elles exposées au même sort que Laurion ?
— C’est à craindre. Ce soir, des renforts se placeront en protection devant les quatorze portes vierges des immeubles marqués. Mais tous les immeubles touchés ne nous sont pas connus, seulement ceux pour lesquels on a enregistré des plaintes. Il en existe sans doute une vingtaine d’autres dans Paris, plus peut-être.
— Pourquoi ne lance-t-on pas un appel ? demanda la femme. Afin de prévenir les gens ?
— C’est la question. Un appel risque de déclencher une panique générale.