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Il ne se donna même pas le temps de réfléchir, sa vie venait de prendre un coup d’accélérateur, les horizons s’ouvraient, il se sentait la force de les affronter tous.

— Je pars dans les îles Trobriand jouer au cricket avec les Papous.

Ça lui était venu d’un trait comme la réponse la plus exaltante, donc la plus sincère.

— Vous n’avez jamais entendu parler des îles Trobriand, au large de la Nouvelle-Guinée ? En pleine Papouasie ? C’est une ancienne colonie anglaise du début du siècle. Les colonisateurs n’ont laissé aucune trace de leur passage, sauf le cricket, que les natifs ont transformé en rite folklorique.

— … Le cricket ?

— Leur cricket n’a plus rien à voir avec le jeu anglais, les équipes sont en général deux tribus voisines qui s’affrontent, le nombre de joueurs peut aller jusqu’à soixante au lieu de onze. Ils portent des tenues et des maquillages de guerre, les battes sont protégées par des rituels de magie, les balles sont en bois poli à la défense de sanglier. Après chaque point, l’équipe qui vient de marquer chante et danse : « Mes mains sont magnétiques ! La balle colle ferme ! » Quant à l’arbitre, il appartient à l’une des deux équipes, il peut lui-même jouer et jeter des sorts.

Nicolas s’amusait de la soudaine immobilité autour de la table. Sans vraiment l’avoir cherché, il se retrouvait au centre d’une conversation qui n’en était plus une. Son corps entier se détendait après tant de lutte inutile contre une journée maudite. Il ressentait ce début de soirée comme une aube.

— Tu y es déjà allé ?

— Non, justement.

José lui demanda s’il s’agissait d’un vieux rêve, d’une lubie ou d’une décision prise depuis longtemps.

— Les trois. Pour 15 000 francs, c’est donné. Un vol Paris-Sydney, puis Sydney-Port Moresby, capitale de la Papouasie, puis un petit coucou jusqu’à Kiriwina, l’île principale des Trobriand. Plages de rêve et forêt vierge. Deux villages pratiquent le cricket, on loge chez l’habitant. Il ne faut pas avoir besoin de téléphoner pour un oui ou pour un non, à part ça, c’est le bonheur.

On lui demanda encore d’où lui venait cette idée bizarre, s’il avait l’habitude des grands voyages, s’il comptait y aller seul, et toutes ces questions firent de lui un aventurier. Nicolas Gredzinski en était l’exact contraire. Il n’aurait pas su placer Nairobi sur une carte ni enduré un trekking au Népal, il n’avait aucune envie de boire du thé dans une datcha ukrainienne, il se serait ennuyé dans le musée d’art moderne de Chicago, au carnaval de Rio, aux fêtes religieuses de Kyoto. Chez son kiné, le National Geographic le passionnait bien moins que Paris-Match. Mais quand le National Geographic était le seul journal disponible, il pouvait lire un article sur les mœurs d’une peuplade indigène et en retenir jusqu’aux détails les plus pittoresques. L’idée d’aller voir des Papous jouer au cricket lui semblait irrésistible. Il chercha, sans la trouver, une seule vraie raison qui l’empêcherait d’aller visiter, avant qu’il ne soit trop tard, les îles Trobriand.

*

Attablé, seul, à une terrasse de la montagne Sainte-Geneviève, il étudiait le verre de Wyborowa posé devant lui. Le soir tombait doucement, l’air était doux, toute la fatigue de la journée s’était estompée. Il n’avait plus envie de rentrer et cherchait juste à retenir le moment présent, à le sentir entre ses doigts avant de le laisser filer. Un éclat de sérénité, un instant volé à lui-même. En prenant une gorgée de vodka, il rendit hommage à tous ceux qui avaient contribué à faire couler ce nectar dans sa gorge. Dieu y avait sans doute la plus grande part ; en créant l’homme, il avait créé l’ivresse. Ou bien l’homme l’avait créée tout seul, ce qui amusait encore plus Nicolas. Un beau jour, un homme avait distillé des grains d’orge dans un alambic et des milliers d’autres hommes s’étaient mis à rêver. Nicolas n’oubliait pas le camionneur qui avait fait le voyage de Varsovie jusque dans cette ruelle du Ve arrondissement de Paris, ni le serveur qui avait pris soin d’entreposer la bouteille dans un freezer pour en tirer le meilleur. Ce troisième verre lui procura une nouvelle sensation de quiétude, la vraie. Au Nemrod, il n’en avait ressenti que la douce promesse. Il but cette vodka avec l’étonnante lenteur du recueillement. Il avait tout le temps du monde, ce soir. Et le monde pouvait bien s’écrouler, ça ne lui faisait plus peur.

Quiétude.

Hier encore, le mot lui était interdit. Il osait à peine le formuler de peur de mettre ses démons en colère. La quiétude des philosophes antiques, celle d’avant le big bang, celle que l’on goûte les yeux fermés. Pourquoi la vie ne ressemblait-elle pas à ça tout le temps ? Si une seule réponse en valait la peine, Nicolas voulait la connaître.

Le souvenir de la veille lui revint en bloc. Comment s’appelait ce fou ? Brun ? Blin ? Sa barbe épaisse et ses yeux de furet. Ce matin, il avait dû se réveiller dans un tunnel, honteux lui aussi de toutes les bêtises proférées dans la nuit. Ils devaient être aussi soûls l’un que l’autre pour imaginer ce pari ridicule. Dans l’état où ils étaient, ils auraient pu tout aussi bien escalader l’Arc de triomphe ou chanter sous les fenêtres d’une ex aujourd’hui mariée. Au lieu de ça, ils avaient rêvé de devenir quelqu’un d’autre.

Où seraient-ils, d’ici trois longues années ?

Malgré toute l’absurdité de ce pari, Nicolas ne pouvait plus faire comme s’il n’avait jamais été lancé. Il lui fallait l’annuler avant qu’il ne soit trop tard.

*

— Il est passé il y a une heure.

— Pour jouer ?

— Même pas, c’est ce que j’ai trouvé bizarre.

Tout en répondant aux questions de Nicolas, le gardien des tennis arrosait et lissait un court piétiné par quatre types qui commentaient leur match autour du distributeur de boissons. La nuit était enfin tombée, le vent venait tout rafraîchir, un double mixte terminait un set avant de se retrouver dans le noir absolu.

Et Blin avait disparu.

— Qu’est-ce que vous avez trouvé bizarre ?

— Il m’a demandé de résilier son abonnement au club.

— Pardon ?

— Il a prononcé le mot « résilier ». Il venait juste de s’inscrire. D’habitude les gens ne reviennent pas et ça s’arrête là. Lui, il voulait que je lui rende le formulaire.

— Et vous avez résilié son abonnement ?

— C’était la première fois que je faisais ça, j’ai même dû téléphoner au gérant.

— Vous devez bien avoir un moyen de le contacter, ou ses coordonnées sur un ordinateur ?

— Son dossier n’a pas eu le temps de passer en machine, mais même si je les avais, je ne vous les donnerais pas.

Nicolas le pria de l’excuser et de prévenir Thierry Blin au cas où il réapparaîtrait. Il savait déjà que c’était peine perdue. Blin ne réapparaîtrait plus.

De retour vers le centre, il demanda au taxi de le déposer rue Fontaine. Il aimait la vodka depuis moins de vingt-quatre heures mais elle lui était déjà si familière qu’il avait besoin de la retrouver en tête à tête pour faire le point sur cette disparition. Il chercha un lieu d’accueil et se sentit attiré par le Lynn, un bar de facture classique, tout de cuir noir et rouge, des serveurs en livrée blanche, un comptoir en bois encore plus imposant que celui de la veille.

On dit que seul un fou sait en reconnaître un autre. Nicolas ne cherchait même plus à savoir s’il avait lu dans la folie de Blin ou si Blin avait lu dans la sienne. Une chose était sûre, Blin avait pris au sérieux le moindre mot prononcé hier soir, comme si le projet avait traîné déjà longtemps dans son esprit, et que cette rencontre avec Nicolas lui permettait de le concrétiser enfin.