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Il commanda un verre et le but cul sec. Du haut de son territoire de sérénité, il se laissa glisser vers celui de l’euphorie. Il leva son verre bien haut pour s’adresser à Blin comme à un ami défunt.

Nous ne nous reverrons sans doute jamais, Blin, mais si vous m’entendez, où que vous soyez, dites-vous bien que les propos avinés d’hier méritaient juste de se perdre dans les brumes du sommeil. Personne ne devient quelqu’un d’autre. Ne prenez rien de tout cela au sérieux, vous risquez de vous perdre dans des contrées dont il est impossible de revenir. Croire à ce pari, essayer de le gagner serait pure folie et déclencherait à coup sûr des phénomènes étranges, irréversibles. Y penser, c’est déjà aller trop loin. Il ne faut pas réveiller les démons intérieurs ni les ridiculiser en leur trouvant des remplaçants. Les nôtres sont déjà en poste, ils tiennent nos âmes comme des places fortes, ils veillent ! Et nous aurions le toupet de les mettre à la porte ? Ils ne nous le pardonneraient pas. On ne peut rien changer à ce qu’on est, tout est écrit, ancré, gravé, et nul ne peut effacer ça. Notre esprit n’est pas un repentir, une page que l’on réécrit chaque jour. Notre cœur ne battra plus jamais que comme notre cœur, il ne cherchera plus de nouveaux rythmes, il a trouvé sa mélodie depuis longtemps. À quoi bon la changer, il faut des années pour s’en composer une.

Il eut tout à coup envie d’une cigarette et demanda un paquet au serveur.

— Nous n’en vendons pas.

— Vous n’en auriez pas une à m’offrir ?

— J’ai arrêté.

— Moi aussi, mais…

— Je vais demander.

Nicolas remarqua le paquet de Dunhill bleu d’une cliente, assise, tout près de lui, au bar. Quitte à bazarder ses bonnes résolutions, autant choisir une vraie cigarette, forte et goûteuse, comme celles qu’il fumait il y a encore cinq ans. Le serveur lui tendit une Craven sans filtre, il la porta à ses lèvres, conscient du risque qu’il prenait ; s’il la fumait, des milliers suivraient peut-être, toutes moins bonnes. Les matins d’angoisse, certaines auraient même le goût de la mort. Il repéra un Zippo près du verre de sa voisine — la première femme qu’il voyait utiliser un briquet à essence — et le lui emprunta. Avant d’allumer sa cigarette, il hésita encore, le temps de prendre une autre vodka.

Et s’il n’était pas aussi prévisible, après tout ? Et si, après cette cigarette, il n’en fumait que deux ou trois, juste pour profiter de l’ivresse du moment ? Et s’il avait, lui, Gredzinski, la force de triompher là où tous les autres échouaient ? Déjouer un scénario écrit longtemps à l’avance, renvoyer dos à dos les fumeurs invétérés et les repentis de la tabagie. Il fit jaillir la flamme, alluma enfin sa Craven, suspendit cette seconde-là, le poitrail gonflé, puis laissa échapper un soupir de fumée.

L’avenir dirait la suite.

Il était minuit et demi, l’endroit était clair et frais, la ventilation avalait le peu de fumée que ses lèvres rejetaient, son verre ne laissait aucune auréole sur le comptoir en bois, demain il n’avait pas de rendez-vous avant 10 heures, plus rien ne pouvait l’empêcher de prendre un dernier verre. À chaque nouvelle bouffée de cigarette, les très légers effluves d’un parfum de luxe lui effleuraient les narines ; il s’étonna un instant de ce curieux phénomène et flaira discrètement ses doigts qui auraient dû puer l’essence. Sans demander la permission à sa voisine, il saisit à nouveau le briquet et le renifla sous tous les angles.

— Ne me dites pas qu’au lieu de le recharger à l’essence, vous le rechargez avec du parfum !

— Miss Dior. Sinon c’est une infection, dit-elle. Ça brûle aussi bien, et en plus, ça fait une jolie flamme bleue.

Ses yeux aussi étaient bleus, il suffisait d’avoir la curiosité de les regarder, ce qu’il fit, enfin. On ne voyait même que ça et pourtant, elle en jouait peu. Nicolas aurait aimé voir ce visage à la lumière du jour, quelque chose lui disait que ce regard d’acier venait contredire la chaude harmonie de sa peau mate et de ses cheveux châtains. En temps normal, il aurait déjà bafouillé une banalité et détourné le regard, timide, pris au dépourvu, incapable de répondre au charme innocent de cette drôle de fille. Mais ce soir, la cigarette au coin du bec, l’âme en paix, il la regardait en face, sans chercher à meubler le silence avec des phrases toutes faites, et laissait l’instant s’écouler sans avoir besoin d’un temps d’avance sur lui.

— Vous pensez que ça marcherait avec de la vodka ? demanda-t-il.

Elle sourit. Curieux de ce qu’elle buvait, il se pencha vers son verre.

— C’est quoi ?

— Du vin.

— … Du vin ? répéta-t-il, surpris.

— Vous savez, ce liquide rouge et âcre qui modifie les comportements.

— Je ne pensais pas qu’on en trouvait dans les bars. Pour tout vous dire, je suis un débutant.

— Qu’est-ce que vous voulez dire ?

— Je ne bois que depuis hier.

— … Vous me charriez, là ?

— Ma première cuite date de la nuit dernière !

Malgré un irrésistible accent de vérité, elle refusa d’y croire.

— Je vous jure que c’est vrai. Ce matin, j’ai même fait connaissance avec la gueule de bois.

— Ça donnait quoi ?

— J’avais envie de quelque chose de gazeux.

— Et alors ?

— J’ai bu du Perrier.

— Efficace ?

— Je n’ai pas émergé de la journée.

— Je ne devrais pas dire ça à un novice, mais l’idéal c’est la bière. C’est triste à dire mais ça marche.

— …?

— Quelle chance vous avez de commencer si tard ! Vous avez un foie de bébé, un estomac à toute épreuve, un système cardio-vasculaire qui ne vous lâchera pas avant longtemps. Si j’étais vous, je ferais un tour du monde des tord-boyaux, ils produisent tous des effets différents et ne vous mènent pas forcément où vous voulez. Je vous sens une âme d’aventurier.

— Votre destination préférée ?

— Je ne bois que du vin. Peu mais rien que du bon. Ici, ils ont une excellente cave, c’est rare dans les bars de nuit.

— Je m’appelle Nicolas Gredzinski.

— Loraine.

Elle portait un fin pull gris, une longue jupe noire qui lui arrivait aux chevilles, des bracelets en pagaille à son poignet droit, des bottines en cuir et toile noires. Ses pommettes saillantes et ses cernes naturels ne trahissaient aucune usure mais donnaient de l’élégance à tout le visage. Sa peau légèrement aurifiée avait des reflets plus mats sur les joues et le front. Une peau de Latine sur des traits slaves. Un visage unique que Nicolas venait de fixer pour toujours dans sa rétine.

— Vous faites quoi, dans la vie ? demanda-t-il.

Et tout s’arrêta net.

Ce moment de grâce inattendu prit fin à cette seconde précise.

Elle demanda combien elle devait, sortit un billet, rangea cigarettes et briquet dans son sac.

— Je ne réponds jamais à aucune question d’ordre privé.

Nicolas, pris de court, ne sut quoi faire pour revenir en arrière, sinon proposer un autre verre qu’elle refusa d’un geste sec. Elle ramassa sa monnaie et quitta le bar sans se retourner.

Avant de rentrer se coucher, Nicolas but une dernière vodka pour vérifier si elle savait aussi bien faire oublier les défaites que fêter les victoires.

THIERRY BLIN

Il hésita un long moment entre Décès et Inventaire. Par superstition, il évita le premier sans se résoudre au second et griffonna au marqueur Fermeture exceptionnelle sur un bout de carton. En le scotchant sur la porte vitrée de sa boutique, il se demanda combien de temps il avait le droit de faire traîner l’exceptionnel avant que des clients inquiets ne préviennent la police.