J’aurai des pansements plein la figure, mais je penserai à vous. À toi, surtout.
NICOLAS GREDZINSKI
Nicolas se réveilla ce matin-là avec un appétit de bienheureux, une sensation inconnue. Loraine avait quitté l’hôtel bien avant son réveil et le privait du spectacle de son petit déjeuner au lit — à peine réveillée, elle était gourmande de fruits frais, de toasts beurrés, de thé, de tout — un cérémonial auquel il avait pris goût sans rien toucher au plateau ; la distraire de quelques caresses pendant qu’elle goûtait la confiture avec les doigts lui suffisait. Pour se réveiller avec la faim au ventre, il fallait sacrément aimer la vie, pensait-il. Le visage enfoui dans l’oreiller de Loraine, il se laissa aller à quelques secousses du bassin sous le coup d’une érection matinale.
Ils se voyaient en moyenne trois soirs par semaine depuis plus d’un an, la plupart du temps ils terminaient la nuit dans ce même hôtel et demandaient, par habitude, la chambre 318 qui avait abrité leurs premiers moments. Nicolas se rendait disponible quand Loraine l’était, sans jour fixe. Quand il essayait de recouper des signes, ils se contredisaient la fois suivante ; elle obéissait à une logique connue d’elle seule qui rendait sa vie de tous les jours indépistable. Avec le temps, il s’y était habitué, même si, au cours de la journée, il aurait tout donné pour savoir ce qu’elle faisait à cette minute précise.
Pourtant, il était bien obligé de le reconnaître, les matins étaient moins pénibles qu’avant. Se réveiller seul n’avait plus guère d’importance depuis cette fameuse nuit où Loraine avait disparu avant même le lever du jour. Avec son aisance habituelle, elle avait su trouver une solution à un problème qui divisait les couples depuis des lustres :
— Il faut que je me lève vers 5 heures du matin.
— Je vais demander un réveil à la réception.
— Pas question, tu n’arriveras jamais à te rendormir.
Elle avait raison. Dès que Nicolas reprenait conscience que le monde existait, plus question de le nier, il fallait le subir. C’était l’histoire de sa vie. Les tractations qui suivirent (« mais je t’assure que ce n’est pas grave, c’est dommage, tu es sûr, franchement ça ne me dérange pas, tu peux dormir encore deux bonnes heures après mon départ », etc.) avaient pris fin tout à coup quand Loraine, inspirée, avait saisi son téléphone portable.
— Si je programme un réveil téléphonique à 5 heures, que je pose l’appareil sous mon oreiller en position vibreur…
Sans rien comprendre à ses manipulations, il s’endormit en la traitant de folle. Deux heures plus tard, pendant qu’il nageait le crawl dans un lac peuplé d’une faune digne des légendes, Loraine ressentit une légère vibration vers son oreille gauche et ouvrit l’œil. Elle embrassa l’endormi sur la tempe et disparut sur la pointe des pieds dans la nuit toujours noire. Nicolas pouvait encore rêver à des paradis perdus. À n’en pas douter, il s’agissait d’un grand pas pour l’humanité.
Sans même parler de son imagination, il était amoureux de la part de liberté qui s’exprimait chez elle dans les détails les plus inattendus. La petite phrase sans queue ni tête mais bienfaitrice, le geste déconcertant mais bien plus réfléchi qu’il n’en avait l’air, la trouvaille qui passait pour absurde pour éviter de se prendre au sérieux.
Loraine n’était pas la seule à lui redonner confiance en lui-même. « L’homme de la nuit », son alter ego fiévreux qui lui envoyait des messages, veillait désormais sur lui. Nicolas avait commencé par haïr cet autre incandescent qui buvait et lui refilait sa gueule de bois, qui brûlait ses soirées sans se soucier des décombres du lendemain. Avec le temps, il avait su l’écouter et s’en faire un ami. D’où tenait-il tout ce savoir qui échappait à Nicolas au quotidien ? Comment réussissait-il à orchestrer improvisation, sens du rythme et mise en perspective ? D’où tenait-il cette aisance de funambule sur le fil de l’instant ? Qu’est-ce qui faisait de lui le seul philosophe au monde qui ait tout compris ? Nicolas se devait d’être relié à son mister Hyde le plus souvent possible, suivre son enseignement, profiter de son expérience. Comme on ouvre sa boîte aux lettres, il saisissait, sans sortir du lit, le petit carnet noir où, la veille, l’autre, serein, le cœur chaud, veillant sur le sommeil de Loraine, avait gribouillé quelques lignes définitives. On trouvait de tout dans ces feuillets, des injonctions, des évidences qui avaient besoin d’être répétées, des décisions quotidiennes qui trouvaient là des solutions, mais aussi quelques envolées lyriques, libellées sans vergogne parce que sincères.
Avant de prendre sa douche, il ouvrit le carnet. Comme à l’accoutumée, il ne se souvenait de rien.
Ceux qui te regardent de travers quand tu bois un whisky sont ceux qui n’ont pas de plus grande ambition dans la vie que de placer « whisky » au Scrabble.
Retourne chez le dentiste. J’insiste.
On se dit : « après moi le déluge ». Mais on aimerait tous le voir, ce déluge !
Il quitta l’hôtel, rejoignit à pied les tours de l’empire Parena, s’arrêta à la cafétéria pour acheter deux croissants et une bière fraîche. Dans son bureau, il prit son petit déjeuner en éprouvant un sentiment de cohérence absolue. Il aimait Loraine, mais il aimait aussi l’idée que son entourage le mettrait en garde contre cette diablesse de femme. Il aimait le goût de la bière au matin, il aimait la cacher dans son Trickpack, il aimait se représenter la tête de ses collègues apprenant que son Coca titrait 6°. Il aimait ses toutes dernières découvertes, il aimait déjà ses progrès à venir sur le chemin de la paix intérieure, et par-dessus tout, il aimait la chance qui lui était offerte de devenir celui qu’il méritait d’être. La nuit, comme les précédentes, avait été courte, et Nicolas attendit sans le laisser paraître le petit coup de fouet qu’allait lui donner la pétillance du houblon, un vrai plaisir du matin qu’il avait adopté aussi naturellement qu’une tasse de thé ou une chemise propre. Les bulles lui montaient déjà à la tête et partaient en bouquet.
Il était temps de consacrer toute son énergie au travail. Sa nomination à la tête du service artistique n’entrait pas en ligne de compte ; il ne sentait aucune pression due à ses nouvelles responsabilités et pilotait à vue en essayant de privilégier la solidarité sur toute forme d’autorité. Il avait la faiblesse de croire que la confiance est un mode de fonctionnement et prenait en compte l’avis du plus grand nombre. Bardane avait le chic de promettre l’impossible au client puis se payait le luxe de tirer quelques oreilles si personne ne trouvait de solution miracle. Nicolas avait trop perdu de son temps pour tomber dans les mêmes ornières. Il demandait systématiquement l’avis du responsable de production et du service artistique composé de trois femmes et de deux hommes, tous graphistes, sensiblement du même âge. Il s’amusait à tester ce fameux concept de « synergie ». Jamais il n’avait été un meneur, et d’aussi loin qu’il se souvînt, il avait toujours fui l’idée de compétition. Il ne s’était jamais classé au tennis, il n’en était jamais venu aux mains pour une place de parking et, d’une façon générale, il n’avait jamais cherché à prendre du galon ; il fallait être aussi peu psychologue que Bardane pour soupçonner Gredzinski d’avoir les dents longues.
— J’ai eu des nouvelles de ton ex-boss, dit José, à la cantine.