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Bardane avait quitté le Groupe après un arrangement qui devait lui permettre de garder la tête haute en attendant de trouver un poste où il ne commettrait plus l’erreur de chercher à humilier un homme pour l’exemple. Six mois après son départ, son nom lancé en plein milieu du déjeuner tenait de la commémoration. Nicolas s’en serait passé.

— Molin, qui travaille dans mon service, est le parrain de son fils. Vous saviez que Bardane avait deux enfants avec sa femme actuelle, un autre avec son ex, et un quatrième, adopté ?

Pour des raisons qu’il n’avait pas besoin de mettre en avant, Nicolas préféra changer de conversation ; José s’amusa de cette gêne, et insista.

— Il n’a toujours pas retrouvé de boulot. Remarquez, c’est logique, dans la com, à plus de cinquante ans… Amber lui a fait une proposition à vingt K.F., responsable de production, il a refusé, bien sûr. Le problème c’est qu’il est fier. Il paraît qu’il passe sa journée à se battre avec sa femme qui, elle, serait prête à prendre n’importe quel job. En attendant, ils revendent la maison de Montfort.

José ne parvint pas à troubler Nicolas — trop de gens plus à plaindre que Bardane en ce bas monde — qui coupa court et remonta dans son bureau, où l’attendait le message d’une certaine Mme Lemarié, à rappeler d’urgence.

— Qui est-ce, Muriel ?

— Elle a dit que c’était personnel.

Nicolas n’aimait pas les inconnus à messages personnels, pas plus que les lettres recommandées ou les convocations de toutes sortes. Dangers potentiels, sujets d’inquiétude, de quoi mettre sa vie entre parenthèses le temps de tirer l’affaire au clair. Il décrocha le téléphone en regardant l’heure.

— Mme Lemarié ? Nicolas Gredzinski.

— Heureuse de faire votre connaissance, je m’occupe de votre compte, au Crédit agricole. Avant vous aviez affaire à M. N’Guyen, il a été nommé responsable d’agence à Lyon.

Nicolas n’avait aucun souvenir de M. N’Guyen ni d’aucun employé de banque depuis l’ouverture de son compte, vingt-deux ans plus tôt. Il ne demandait rien à une banque. Il ne savait ni s’en servir ni déjouer ses pièges, il n’avait jamais demandé de prêt et, au grand jamais, il n’avait eu à subir de sermon à cause d’un découvert. La banque n’était pour lui qu’un relais entre son salaire et ses dépenses ; les deux colonnes débit et crédit ne devaient jamais être des sujets de préoccupation. Jamais.

— Je suppose que les 435 000 francs qui viennent d’être crédités à votre compte ne vont pas y rester.

Comment répondre à la question, il n’avait pas encore eu le temps d’accepter l’idée qu’un cylindre en aluminium allait peut-être changer sa vie.

— Au cas ou voudriez les placer, je pourrais vous proposer certains de nos produits qui se comportent très bien sur le marché. Il faudrait que vous passiez à l’agence pour en parler. Auriez-vous un moment la semaine prochaine ?

— Non.

— La semaine suivante ?

Nicolas en voulait juste assez à Mme Lemarié pour se payer le luxe de la déconcerter comme il n’aurait pas pu l’imaginer un mois plus tôt.

— Je vais d’abord me faire plaisir. Dépenser quarante ou cinquante mille francs en bêtises de toutes sortes. Je vais les gaspiller sans regret, la vie est courte.

— …

— Vous ne pensez pas que la vie est courte ?

— Si si…

— Je vais en profiter aussi pour faire des cadeaux à des gens qui n’ont pas autant de chance que moi.

— Faites attention aux impôts.

— Ces 435000 francs ne sont qu’un acompte, j’ai un ami comptable qui va gérer tout ça, ne craignez rien. Merci de votre appel.

L’idée qu’elle venait de lui suggérer sans le savoir n’était pas si sotte. Nicolas remit sa veste, quitta son bureau et dit à Muriel qu’il était en rendez-vous extérieur toute l’après-midi. Trente minutes plus tard, il arpentait les Galeries Lafayette, les mains dans les poches, tout prêt à se laisser tenter.

La première personne à qui prodiguer ses largesses aurait dû être Mme Zabel, la petite dame ronde aux lunettes en demi-lune qui avait reçu son dépôt de dossier à l’I.N.P.I. Les conseils qu’elle lui avait donnés pour le mettre en contact avec des industriels susceptibles d’être intéressés par son Trickpack avaient porté leurs fruits. Un fabricant de gadgets qui n’en était pas à un objet absurde près (on lui devait une kyrielle de choses en plastique très coloré pour équiper cuisines et salles de bains) lui avait fait signer un contrat dûment relu par un conseiller juridique proposé par cette même Mme Zabel. Tout le reste, fabrication et commercialisation, s’était déroulé sans lui. Il n’avait même pas eu besoin de donner son avis sur les applications possibles du Trickpack ; son industriel en bimbeloterie en avait trouvé d’insoupçonnables, à commencer par le marché américain où une loi interdisait d’exhiber toute marque d’alcool en public ; il n’était pas rare de croiser dans la rue des individus qui portaient à la bouche des sacs en papier marron ; ceux-là allaient accueillir le Trickpack avec enthousiasme.

La société Altux S.A. venait de lancer neuf déclinaisons du Trickpack, quatre étaient des boissons inventées qui détournaient le visuel de sodas connus. Les autres, contre toute attente, étaient bel et bien réelles : cinq marques largement distribuées dont, le comble, une de bière, avaient accepté de prêter leur logo au Trickpack pour tenter une communication qui ne manquait pas d’ironie. En vente dans les gadgeteries et les rayons cadeaux, le Trickpack avait déjà rapporté à son créateur un chèque de 435 000 francs.

Pour la première fois de sa vie, Nicolas pouvait se faire plaisir sans limite d’argent. Il imagina un cadeau extravagant dont il n’avait nul besoin mais qui aurait pris valeur de symbole. Vingt ou trente mille francs dépensés d’un coup, sans y réfléchir, c’était garder pour toujours le délicieux souvenir d’un moment de folie. Il se mit à rêver d’un costume comme on en voit dans les films de mafieux, quelques rayures qui vous changent un homme en gouape, de quoi inspirer le respect à des Marcheschi. Il en essaya un, puis un autre ; au troisième le cœur n’y était déjà plus. Il lui suffisait de voir la veste sur ses épaules pour l’imaginer dans son armoire, mangée par les mites. L’envie de passer inaperçu qui l’accompagnait depuis l’enfance était devenue son seul costume, taillée dans l’étoffe même de l’anonymat, elle lui allait comme un gant. Il chercha son bonheur ailleurs : les cent disques qu’il aimerait écouter ne serait-ce qu’une fois, les mille livres qu’il s’était promis de lire un jour, les films qui lui parleraient d’aujourd’hui. Mais rien ne lui faisait envie, l’urgence était ailleurs : tous les jours, toutes les nuits, ici et maintenant. Où trouvait-il son compte d’exaltation, avant ? Nulle part, il n’y avait pas d’avant.

Il dut se rendre à l’évidence : depuis qu’il avait pris ses quartiers à l’hôtel — où rien ne lui appartenait sinon le fondamental, son temps, sa vie, son corps — les choses matérielles perdaient tout attrait à ses yeux ; il préférait désormais traverser les décors. Celui des Galeries Lafayette ne l’amusait plus, l’envie de se faire plaisir s’émoussait. Si encore il avait hérité de son enfance une passion. Il se souvenait d’avoir envié les engouements des autres gosses pour l’aéromodélisme, les miniatures, les timbres, la pêche ; parfois il avait fait semblant de s’y intéresser, par conformisme, mais l’ennui reprenait vite le dessus. Il était de ces rares enfants qui peuvent rester des heures dans un canapé, immobile. On y voyait une forme de sagesse précoce, il ne s’agissait en fait que de repli sur soi. Qui pouvait s’en douter ? Les enfants n’ont aucune raison de s’en faire, c’est ce que les parents préfèrent croire.