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Il ne lui restait plus que le dernier étage, la literie. L’idée d’y jeter un œil ne lui paraissait pas si saugrenue. Pourquoi pas un lit, après tout ? Un jour ou l’autre il aurait bien besoin d’un lit gigantesque, moelleux jusqu’à l’indécence, pour réparer toutes les nuits blanches passées avec Loraine. Un lit à ce point exceptionnel qu’elle n’y résisterait pas et finirait par s’y vautrer elle aussi. Le meilleur lit du monde. De quoi réconcilier la médecine et l’hédonisme. L’idée l’amusa un instant, juste le temps de réaliser que Loraine avait déjà, Dieu sait où, un lit bien à elle.

*

Le comptoir avait dû être taillé dans un chêne centenaire. La patine du bois sous les doigts, sa couleur chaude donnaient envie de boire quelque chose dans les mêmes tons. Le nuancier était là, au mur, par rangées entières, tant de bouteilles inconnues qui méritaient de ne plus l’être. Nicolas n’avait pas trop du reste de sa vie pour les goûter toutes, les classer, les étudier comme un encyclopédiste, écrire le grand livre de l’ivresse, celui que les académies salueraient comme un classique, en attendant la chaire à la Sorbonne.

— Qu’est-ce que je vous sers ?

— Un truc fort, donnez-moi un conseil. Vous boiriez quoi, vous ?

— Je bois rarement pendant le travail, et jamais l’après-midi.

— C’est quoi cette bouteille rousse à l’étiquette blanche ?

— Southern Comfort, un bourbon assez sirupeux, personnellement je trouve ça trop sucré, ça attaque le foie un peu vite. Si vous aimez le bourbon, je peux vous proposer l’un des meilleurs, il m’en reste encore une caisse aux normes américaines, à l’époque où c’était encore légal ici.

Nicolas regarda sa montre : 15 h 10. Le temps passait vite, la vie aussi.

— Attention, ça chiffre ses 50,5°.

— Faites goûter.

Il avait fini par trouver son cadeau, l’idée s’était imposée à lui dans un escalator, parmi tous ces gens. Il avait eu envie de ce verre que le barman allait lui servir et avait filé droit au rayon des accessoires hommes où on lui proposa trois modèles de flasques. Il choisit celle de vingt centilitres, légèrement arrondie pour épouser la forme du pectoral, doublée de cuir noir, avec bouchon relié au goulot. La contenance lui parut bonne, de quoi se donner une dose de courage si l’on se perd en forêt, ou tenir le coup si l’on reste bloqué dans l’ascenseur, deux alibis pour justifier le cadeau. Désormais, il avait le bonheur à portée de main dans une poche intérieure, le malheur aussi ; le tout pour 140 francs. Mme Lemarié n’aurait pas à faire les gros yeux.

— Ça arrache, votre truc, mais on s’y fait.

Cela dit pour rassurer le barman quand, en fait, il y avait le feu à la maison. La poitrine sur le point d’exploser, le souffle suspendu, et puis, juste un soupir. C’est ce soupir-là qui déclenche tout le reste : le souffle se calme, les épaules se relâchent, le cœur retrouve son rythme, un sourire intérieur se dessine et l’imagination se met à battre la campagne. Ce qui est vraiment important le redevient, le reste s’oublie, les scories, les brouillages, les atermoiements, les vaines inquiétudes, les quiproquos divers, le temps pris au temps de vivre.

— Vous pouvez me remplir ça ? demanda-t-il en brandissant sa flasque.

— Un baptême ?

— En quelque sorte.

— Vous avez envie de rouler à quoi ?

— Au super. Vodka. Vous n’auriez pas le cousin polonais de votre bourbon ?

— L’avantage des flasques, c’est que le geste est discret, mais l’haleine vous trahit. Les goulées de vodka entre deux portes, ça se détecte. J’ai une eau-de-vie qui peut vous aider à passer la quatrième, ni vu ni connu. Vous voulez goûter ?

— Non, je préfère la surprise.

La journée commençait vraiment, tout ce qui avait précédé n’était que léthargie, l’essentiel lui apparaissait, et avec lui, une certitude : il était bien l’ingrat qu’il redoutait ! Comment avait-il pu oublier Mme Zabel ! Il empocha la flasque, but un autre Wild Turkey cul sec et retourna dans les grands magasins pour réparer sa faute.

Au feu !

*

— C’est à moi que ça fait plaisir, madame Zabel. On doit toujours savoir ce qu’on doit et à qui on le doit. Qu’est-ce qui serait arrivé si j’avais eu rendez-vous dans le bureau d’à côté ?

— Ma collègue vous aurait renseigné comme je l’ai fait, et aujourd’hui c’est elle qui aurait entre les mains ce superbe carré Hermès, qu’elle aurait sans doute refusé comme je vais devoir le faire.

— Ce n’est pas de la corruption, madame Zabel, c’est de la gratitude ! Et puis cet ocre jaune, c’est exactement votre couleur, vous ne pouvez pas refuser.

— …?

Malgré les 50,5° qui alimentaient la combustion spontanée de sa générosité, Nicolas percevait une très légère inquiétude derrière le sourire amusé de sa bienfaitrice. Qu’elle le croie soûl pouvait gâcher sa bonne humeur et son très sincère sentiment de reconnaissance envers elle. Pourtant, il était bel et bien soûl, un peu trop à son goût.

— S’il vous plaît, madame Zabel… Acceptez…

— Ne me faites pas ces yeux de brun ténébreux, monsieur Gredzinski, vous allez me faire fléchir.

— À la bonne heure !

Son élocution était hors de danger, son haleine insoupçonnable.

— Tant que je suis là, madame Zabel, je voulais vous parler d’une idée qui pourrait se transformer en projet, si vous pensez que c’est digne d’intérêt. Il faut vous dire que depuis quelque temps j’ai l’habitude de me réveiller entre les bras d’une femme merveilleuse.

— …?

— Il se trouve justement que nous ne nous réveillons pas toujours au même moment puisque la belle en question disparaît dès l’aube, tout auréolée de son mystère, pendant que je me remets d’une nuit fiévreuse et copieusement arrosée. Voyez-vous, elle fait son possible pour ne pas me réveiller et malgré l’envie de la serrer une dernière fois dans mes bras avant son départ, je lui en sais gré. Il faut vous dire que, depuis tout petit, j’ai des réveils de cran d’arrêt, j’ouvre les yeux et clac, ça y est, je suis remonté à bloc, tous ressorts tendus, un vrai drame. Je ne suis pas de ces bienheureux, dont vous êtes peut-être, qui parviennent à se rendormir illico.

— Ça m’arrive.

— Prenez ça comme une chance. La race dont je fais partie ne connaît pas de demi-sommeil, de parenthèse assoupie, de sieste à trois temps. Nous, les angoissés, un bloc de réel nous tombe dessus dès que nous revenons à la conscience, et là, le compte à rebours est lancé, il ne nous reste que deux ou trois minutes pour que tous les symptômes se réveillent, la première pensée intelligible est forcément pessimiste et va gagner en gravité à chaque seconde ; on se rappelle tout à coup que l’on vit ici-bas, dans ce monde construit par d’autres, mais que nous n’avons jamais essayé de changer, que la journée sera celle qu’on redoutait et que l’on va devoir mordre sa ceinture jusqu’au soir. On se sentirait presque coupable de s’être laissé berner par Morphée qui, ce chien, ne nous ouvrira plus les bras avant que nous n’ayons traversé notre quotidienne vallée de larmes. Alors imaginez le problème universel du réveil à contretemps ; elle doit être sur le pont à 6 heures, il se remet d’un boulot qui s’est terminé tard, les cas de figure sont innombrables et concernent quelques milliards de gens qui dorment à deux dans le même lit, mais qui n’ont pas le droit de se lever à la même heure. Comment ne pas entendre le réveil de l’autre ? Comment préserver son propre sommeil ? C’est aussi bête que ça ! Quelqu’un a dû se poser la question dans votre auguste institution. Ne me dites pas que je suis le premier ! Parce que si je l’étais, je pourrais proposer un bracelet-montre ultraléger, équipé d’un vibreur qui donnerait l’exacte et suffisante impulsion pour réveiller l’un sans déranger l’autre. J’ai pensé à tout, voulez-vous plus de détails ?