Sa promotion au sein du Groupe n’avait rien changé au cérémonial du club de l’apéritif. Tous l’avaient félicité avec effusion, Marcheschi l’avait enjoint d’offrir le champagne et s’était fait un point d’honneur à les régaler d’une seconde bouteille. Un an plus tard, la chose était admise, plus personne n’y faisait référence. Les rendez-vous se poursuivaient à l’orée de l’automne, une table près du flipper avait remplacé la terrasse, le pastis s’était changé en vin, seuls l’heure et le principal sujet de conversation — que José appelait le « plat unique » — restaient immuables. Le Groupe était un feuilleton truffé de personnages, diffusé à raison d’un épisode par jour ; personne n’en connaîtrait vraisemblablement la fin. Le seul thème capable de rivaliser, c’était Marcheschi en personne, sa vie, son œuvre.
— Il faut que je vous parle de quelqu’un qui m’est cher, dit-il, le redoutable Rémi Schach, un mystérieux investisseur qui fait trembler la Bourse. Quelqu’un le connaît ?
Tous sentirent la question piégée et se turent.
— C’est bien normal, je n’avais pas le droit de divulguer son existence avant aujourd’hui. J’ai reçu l’ordre, il y a un mois, de lancer une O.P.A. sur la chaîne Autoniels qui intéressait, hormis le Groupe, la Dietrich de Cologne, et la…
Nicolas n’écoutait déjà plus ; les frasques de Marcheschi avaient au moins l’avantage de faire apparaître Loraine à la table, invisible et toujours souriante, parfois nue, muette, mais présente. Il restait muet lui aussi et se contentait de laisser son imagination la recréer de toutes pièces, l’arête impeccable de son nez, l’ombre claire de ses cernes qui ajoutaient une nuance inconnue au bleu de ses yeux, jusqu’aux cheveux qui lui tombaient en mèches bouclées sur les oreilles. Fignolée jusqu’au plus petit détail, elle croisait les bras comme pour l’imiter, et tous deux restaient là de longues minutes à se manger du regard. Rien ne pouvait alors tirer Nicolas de sa rêverie, sinon les éclats de voix de Marcheschi lui-même.
— … et si le Groupe Parena a emporté le morceau, c’est grâce au providentiel Rémi Schach, partenaire fantôme, qui n’est autre que l’anagramme de…?
— Marcheschi ! dit Régine pour coiffer les autres au poteau.
— Vous aviez le droit de faire ça ?
— Dans la finance, le pseudonyme est même encouragé.
Encore une fois, Marcheschi venait de prouver aux autres qu’il était à la fois présent à cette table mais dans d’autres sphères que les leurs, que sa vie avait quelque chose de romanesque, et que son métier n’était pas, comme pour les autres, une longue et quotidienne fatalité.
— Qu’est-ce que ça fait d’avoir une double identité ? demanda José.
— Elle est triple ! Quand j’en ai marre de faire gagner de l’argent au Groupe, je me connecte sur Internet pour jouer en réseau à un jeu de massacre qui s’appelle Unreal Tournament. La semaine dernière, j’ai eu l’honneur d’être inscrit dans la liste des mille meilleurs scores du monde, sous le nom de guerre de Slaughter.
Nicolas, perplexe, se demandait ce que cette histoire d’identités multiples lui évoquait ; Loraine réapparut pour lui rafraîchir la mémoire et lui rendre le sourire. Marcheschi dut sentir que l’agaçant Gredzinski allait prendre la parole et se mit à le fixer, comme on lance un défi.
Nicolas le releva :
— En 1658, à Paris, un polémiste du nom de Louis de Montalte ferraille contre les jésuites et corrige les nombreuses réimpressions de son texte, considéré comme le plus grand succès de librairie du siècle, Les Provinciales. Au même moment, le jeune Amos Dettonville invente ce que l’on appelle aujourd’hui le « calcul intégral ». Parallèlement, le dénommé Salomon de Tultie, philosophe, prend des notes pour une gigantesque fresque sur la condition humaine et son rapport à Dieu : Les Pensées. Les trois ne sont qu’une seule et même personne que l’on connaît mieux sous le nom de Blaise Pascal. Ses trois pseudonymes sont des anagrammes de LOM — pour « l’homme » — TON DIEU EST LÀ. Pour lui, un texte, une idée, un principe, appartenaient à tout le monde, il lui était impensable d’en revendiquer, en son nom, la paternité. Il préférait disparaître derrière des identités fictives. C’était un type comme ça, Pascal.
Il se tut.
Au loin, sur l’esplanade, une apparition de Loraine, fière de lui, lui faisait signe de venir la rejoindre au plus vite.
Lorsqu’ils ne dormaient pas à l’hôtel, elle disparaissait en sortant de chez Lynn sans que Nicolas sache la direction qu’elle prenait. Elle ne prononçait pas même un banal il faut que je rentre, qui n’aurait rien révélé tout en créant un malaise. Il lui fallait alors patienter avant de retrouver la chambre 318, où il leur arrivait de faire n’importe quoi, tout et son contraire, et personne n’aurait pu imaginer tant de liberté en si peu d’espace. Ils s’apprenaient les caresses que l’autre ne connaissait ou n’osait pas, ils faisaient rouler des bouteilles à terre pour se les passer, jouaient à lancer des cartes le plus près du mur, s’inventaient des fantasmes inédits, décryptaient des haïku, léchaient leur peau ruisselante de tous les alcools du monde, invoquaient mille génies, ou dormaient, des heures et des heures, paisibles, enlacés, jusqu’au plus profond de l’oubli.
— Passe-moi les chips.
— Tu es en pleine régression, ma pauvre.
— Je n’y avais pas droit quand j’étais petite.
Là encore, il ne savait comment interpréter une réaction aussi anodine. Avait-elle eu l’enfance d’une Cosette ou bien était-elle la fille d’un inflexible diététicien ?
Il était 1 heure et demie du matin, elle avait gardé une culotte et un soutien-gorge coordonnés couleur abricot, et ils grignotaient quelques bêtises faute d’avoir dîné.
— Tu veux savoir à quel moment je suis vraiment tombée amoureuse de toi ?
— …?
— C’est dans cette chambre, la troisième ou la quatrième nuit.
— J’avais dû te faire jouir comme jamais.
— Pas du tout. On regardait la télé. Il était 3 heures du matin, et nous assistions à un championnat de patinage artistique en direct des États-Unis.
— Aucun souvenir.
— À un moment, une des filles a glissé et s’est retrouvée à terre dans une position ridicule. La pauvre s’est relevée comme si de rien n’était et a continué jusqu’au bout, comme elles le font toutes. Les téléspectateurs, à cette seconde précise, se divisent en trois catégories. La première, sûrement la plus courante, sont ceux qui attendent le ralenti. Ils ont vu cette fille se casser la gueule et quelque chose de formidablement excitant les pousse à revoir un moment aussi terrible. Ceux-là, en général, attendent les notes catastrophiques, le gros plan sur le regard de la fille qui n’y croit plus ; et ils sont souvent récompensés par quelques larmes.
Les couvertures avaient roulé à terre, la chambre était plongée dans la pénombre, et leurs vêtements jetés pêle-mêle autour du gigantesque lit aux draps encore frais. Loraine était allongée à plat ventre, immobile, les bras ballants, pour soulager un léger mal de dos qui ne l’avait pas quittée de la journée. Nicolas, en caleçon gris, était assis sur le matelas, une main posée sur un verre glacé, l’autre sur les mollets de sa douce.