— La seconde catégorie serait celle qui plaint sincèrement la malheureuse. Ils laissent échapper un petit cri la première et la seconde fois qu’ils voient la chute. « Oh, la pauvre…! » Il y a de la compassion dans leur regard, mais peut-être autre chose de plus secret, caché bien en dessous, quelque chose d’inavouable et de délicieux ; ils n’en sauront jamais rien eux-mêmes.
Il se pencha un instant pour poser les lèvres sur la cheville de Loraine et lui mordilla les orteils sans lui couper la parole.
— Et puis il y a une troisième catégorie, extrêmement rare, dont tu fais partie. Au moment du ralenti, je t’ai vu détourner brusquement le regard. Tu ne voulais en aucun cas revoir ça. Trop pénible. On ne sait pas à quoi tu pensais, peut-être au vrai drame de cette fille, à ces mois ou ces années d’entraînement acharné pour en arriver là, ce petit instant atroce, devant des millions d’yeux. Tu n’avais pas envie d’y ajouter les tiens. Une seconde plus tard, j’étais amoureuse.
Il sourit vaguement, haussa les épaules pour signifier sa gêne et détourna encore le regard. L’anecdote ne lui évoquait rien de précis, il n’avait jamais pensé faire partie d’aucune catégorie devant un championnat de patinage artistique, au mieux il se sentait de ceux qui regardent avec attention la jupette des filles onduler dans le mouvement, mais il ne se souvenait pas de la chute en question. Pourtant, Loraine avait raison sur ce point : sans être pire ni meilleur qu’un autre, Nicolas fuyait le spectacle du désarroi d’autrui.
— Ils sont ridiculement petits, ces paquets de chips, dit-elle.
— Comme les doses de vodka, tout est à l’échelle.
— Viens me faire un câlin.
— J’adore ce petit ensemble abricot, je trouve ça très…
Un nouveau tourbillon frénétique vira rapidement au cannibalisme.
Loraine avait dit amoureuse.
Il tenait dans ses bras une femme amoureuse de lui.
Il essaya de comprendre le mot, ce qu’il recouvrait, sous-entendait, lui trouva de délicieux synonymes et reprit un peu de vodka. Toujours à plat ventre, Loraine saisit la télécommande, alluma le téléviseur, coupa le son, trouva une image digne d’être regardée : des canards qui volaient en V au-dessus d’un grand lac. Nicolas essaya de se souvenir de la dernière femme qui lui avait avoué être amoureuse ; il lui fallut remonter loin. Une époque si pénible qu’il préféra couper court et mordre la cuisse de Loraine pour déclencher de nouvelles hostilités. Faire l’amour avec elle était une des rares choses au monde qui allait de soi. La spontanéité de leurs corps, leur façon d’être à l’autre, de se l’approprier, n’appelait ni réflexion ni commentaire. Jamais il n’avait rêvé d’un geste qui n’arrivait pas, pas une fois il n’avait regretté une situation qu’il était bien le seul à imaginer, ni tenté une caresse qu’elle avait freinée. La fantaisie ne pouvait que suivre. Certaines nuits, comme celle-ci, elle les précédait et les tenait éveillés jusqu’à l’aube.
Il saisit son petit carnet noir pour y écrire :
Méfie-toi de la sagesse des autres. Rien n’a de sens. Tout se contredit, même les vérités premières. Personne ne peut savoir où tu vas puisque tu ne le sais pas toi-même. Les chemins tortueux que tu prends vont paraître obscurs, ils le sont, mais veille à ce que personne ne t’en détourne.
PAUL VERMEIREN
Comme chaque matin depuis un an, en passant sous le porche du 8 bis rue Notre-Dame-de-Bonne-Nouvelle, Paul Vermeiren jeta un œil vers la plaque dorée de son agence. Le jour où il avait visité les locaux, le nom s’était imposé de lui-même : Agence Bonne Nouvelle. Il n’avait pas eu tort, la légère ironie contenue dans l’adresse inspirait confiance, nombre de clients y avaient été sensibles. Il traversa la cour pavée, s’engagea dans l’escalier A, entra dans l’appartement du second étage sans avoir besoin d’ouvrir à clé. La distribution des pièces était idéale : un petit vestibule qui servait de salle d’attente et donnait sur deux bureaux indépendants, le sien et celui de son associé Julien Grillet. Une troisième pièce, équipée d’une douche et une kitchenette, servait à Paul de pied-à-terre quand les besoins d’une enquête l’empêchaient de retourner vers sa campagne, en moyenne deux nuits par semaine. Il posa sa veste en cuir sur le bras d’un fauteuil et se dirigea vers le coin cuisine où Julien préparait du café.
— C’était comment, Saint-Malo ?
— Pas eu le temps de visiter, dit Paul.
— Ton affaire ?
— Ça s’est bien passé, un peu long vers la fin.
Tout en relevant les messages du répondeur, Julien raconta son week-end d’inertie totale. Paul alla finir sa tasse dans son bureau, impatient de se mettre au travail : écrire son rapport de mission à Saint-Malo, le client avait insisté pour l’avoir en main le soir même. C’était le moment de reprendre ses notes, d’en déchiffrer certaines désormais illisibles et de les transformer en quelque chose de clair. Il alluma son ordinateur, ouvrit un nouveau fichier dans le dossier Rapports, qu’il intitula du nom du client : Leterrier.
L’homme l’avait contacté deux semaines plus tôt au sujet de sa femme, cadre dans une grosse société de promotion immobilière. Elle se plaignait depuis plusieurs mois d’avoir à multiplier ses visites dans leur succursale de Saint-Malo pour redresser une gestion déplorable. Elle demandait à son mari de prendre son mal en patience à raison d’un week-end sur trois. Au lieu de quoi, le mari envoya Paul Vermeiren sur place.
Confidentiel.
À ne divulguer à aucun tiers.
Objet : Surveillance vendredi 6 mai de Mme Elizabeth LETERRIER (signalement par photographie couleur) à partir de la société Immotan, 4, place Gasnier-Duparc, 35400 Saint-Malo.
7 h 00 : Début de mission (départ de Paris, arrivée à Saint-Malo à 10 h 15).
11 h 30 : Mise en place du dispositif de surveillance au niveau du 4, place Gasnier-Duparc à Saint-Malo.
14 h 25 : Arrivée de Mme Leterrier à bord de sa voiture qu’elle gare sur le parking et entre dans l’immeuble de la société Immotan. Elle porte un tailleur gris clair, un sac à main noir.
16 h 50 : Mme Leterrier sort seule de la société Immotan. Sur le parking, elle ouvre le coffre de sa voiture et en sort un sac de voyage marron. Puis elle se rend, à pied, au café « Le Lucky », place Jean-Moulin, et s’installe en terrasse (cf. photographie n°01).
17 h 05 : Une Safrane grise immatriculée 84 LK 35 se gare à quelques mètres de la table de Mme Leterrier. Un homme d’environ cinquante ans en descend, rejoint Mme Leterrier et s’installe à sa table. Il porte un costume gris et des lunettes de soleil. Il est d’assez forte corpulence, mesure 1 m 75/80, il a les cheveux courts et châtains.
17 h 10 : Mme Leterrier prend un café en compagnie de l’homme, qui boit un pastis. Il pose plusieurs fois la main sur celle de Mme Leterrier.
17 h 25 : Ils remontent tous les deux dans la Safrane qui roule un moment puis s’arrête, rue des Cordiers. Ils font des achats chez un marchand de fruits et légumes et dans une supérette 8 à 8.