Le mot « dangereux » agaça Vermeiren, il lui renvoyait une image de pervers. Pour une fois, il voulut réhabiliter Blin.
— Et s’il y avait une femme dans la cabine ?
— C’était différent, Thierry se piquait de pouvoir la faire rire. Il y arrivait parfois.
C’était ce que Paul voulait entendre. Même si, cent fois, Blin avait eu envie de dire, au bout du fil, en prenant une voix d’outre-tombe : « Elle vous va bien cette petite jupe rouge. »
— Vous voyez autre chose, Brigitte ?
— J’ai retrouvé quelques feuillets de son pense-bête, mais ça ne dit rien.
— Quelques feuillets de quoi ?
— Sur un petit bloc-notes, il écrivait tout ce qu’il avait à faire, à ne pas oublier.
— … Comment les avez-vous eus en main ?
— Je les ramassais dans la corbeille à mesure qu’il les jetait.
Paul dut se mordre la lèvre pour cacher sa surprise.
— Je sais, ça me donne l’air d’une folle, mais…
Oui, bonne à enfermer, il n’en croyait pas ses oreilles.
— Je vous en ai apporté quelques-uns, pour vous montrer, mais peut-être que ça ne vous sera d’aucune utilité.
Strictement aucune, mais Paul voulait les voir de ses yeux.
Commander 50 feuilles de contrecollé chez Rossignol.
Mardi soir, poulet. Ou du veau, Juliette aime bien le veau.
01 55 24 14 15, client possible pour la Combes (aquarelle).
Dire à Nadine qu’elle est bien dans la robe qu’elle n’ose pas mettre.
— Ça a de l’intérêt, Paul ?
Pot annuel chez Parshibi, samedi (Efferalgan).
Enregistrer « Feu Mathias Pascal » sur la 3.
95C ? Se faire expliquer.
— Ça en a ou pas ?
— Aucun. Vous allez les garder ?
— Bien sûr. Il me reste si peu de lui.
Même si Paul n’avait rien à craindre de ces feuillets, il se sentait spolié de quelque chose et en voulut à Brigitte d’avoir été capable de ça. Mythomane, fétichiste, quoi d’autre ? L’amour à sens unique poussait-il vers ces extrémités ?
— Il ne vous a jamais parlé de suicide ? La question est un peu abrupte, mais il faut tout imaginer.
— Il pouvait parfois être ailleurs, obscur, absent, mais jamais dépressif. La seule fois où je l’ai entendu prononcer le mot suicide, c’était au sujet du « petit Archimède ».
Vermeiren voyait très bien à quoi elle faisait référence et s’amusa à lui demander des précisions.
— Régulièrement, il me racontait l’histoire du « petit Archimède », je faisais semblant de l’avoir oubliée tant ça lui faisait plaisir. Je ne sais plus d’où il la tenait, un fait divers, ou un roman, un film, peu importe. C’est l’histoire d’un gosse de quatre ou cinq ans qui a des prédispositions incroyables pour la musique. Sans que personne ne lui enseigne rien, il maîtrise la gamme et peut jouer de n’importe quel instrument sans prendre aucun cours. Ses parents sont émerveillés et lui achètent un piano, lui paient un professeur, ils tiennent un petit Mozart, c’est une chance incroyable. Mais l’enthousiasme de l’enfant s’étiole vite, il refuse de jouer, et ses parents qui ont nourri des espoirs insensés le forcent à répéter ses gammes, ce qui le rend malheureux comme une pierre. Un matin, l’enfant se défenestre. Dans sa chambre, bien cachés sous son lit, les parents trouvent quantité de croquis, des figures géométriques, des calculs, des démonstrations mathématiques. Ils comprennent trop tard que le gosse n’était pas un petit Mozart mais un petit Archimède. Comme tous les grands mathématiciens, il savait déchiffrer le langage musical, mais ça n’était rien de plus qu’un divertissement. Sa passion, sa vraie voie, c’était l’algèbre, la géométrie, le calcul, les lois qui régissent l’univers et ses formes. Thierry était fasciné par ce petit conte. Il trouvait terrible l’idée d’une vocation contrariée.
Un frisson parcourut l’échine de Paul qui comprit enfin pourquoi Blin aimait tant raconter cette histoire.
— Faites le maximum. Ne me cachez rien de ce que vous trouverez. Je suis prête à entendre tout ce que vous pourrez me dire.
— En êtes-vous sûre ?
— Oui.
Ce fut sans doute cette certitude qui incita Paul à exaucer son plus cher désir.
Quinze jours plus tard, il lui donna rendez-vous à l’agence en fin d’après-midi et la fit patienter une dizaine de minutes, le temps de laisser son associé quitter les lieux.
— Entrez, mademoiselle Reynouard.
Comme les autres clients, elle jeta une œillade circulaire à la pièce, à la recherche de quelque objet typique, d’une ambiance. Puis elle s’assit et croisa les bras, tendue, prête à écouter les pires révélations. Paul attendait que le regard de Brigitte s’arrête enfin sur le sien.
— … Qu’est-ce qui vous est arrivé, monsieur Vermeiren !
— Vous voulez parler de ça ? dit-il en montrant les pansements sur son visage.
Une large bande de gaze sous la paupière gauche, bleuie, presque close, et un sparadrap à la commissure des lèvres. Question cicatrices, Paul avait connu bien pire, celles-ci disparaîtraient en moins d’une semaine. En attendant, elles produisaient l’effet escompté.
— C’est votre enquête qui…?
Pour ponctuer la surprise de Brigitte, il laissa s’étirer un long silence.
— Je reviendrai là-dessus plus tard, commençons par le début. J’ai longuement réfléchi avant d’accepter cette affaire. Le simple fait que Thierry Blin ait été mon client m’interdisait en théorie toute enquête à son sujet ; de plus, il connaissait mon visage, ce qui rendait la filature plus risquée. Vous avez réussi à me convaincre et la suite a prouvé que vous aviez raison.
Presque jaloux, Paul se demanda comment Blin pouvait encore allumer cette flamme dans les yeux d’une femme.
— Malgré vos efforts, l’ancien entourage de Blin ne nous a pas appris grand-chose. Je suis donc parti de la seule piste que j’avais en main : la mission qu’il m’avait confiée à propos du dessin de Bonnard dont il voulait retrouver le propriétaire. Vous voulez le détail de la façon dont je suis remonté jusqu’à lui ?
— Vous l’avez retrouvé ?!
— Oui.
Il vit ses joues rosir en une seconde, sentit son corps se tendre, son souffle plus haletant. Blin n’avait jamais rien remarqué de tout ça à l’approche de Brigitte.
— Où est-il ? Vous lui avez parlé !
Il posa la main sur un dossier bleu.
— Tout est là, mademoiselle Reynouard. Thierry Blin vit à Paris, il a changé de visage. Il s’appelle désormais Franck Sarla.
— …!
— Il m’a fallu six jours pour remonter jusqu’à lui, quatre pour le pister dans sa nouvelle vie. Ce sont ces quatre jours qui sont consignés ici. Avant que vous ne lisiez le rapport, je tiens à vous mettre en garde. Ce que vous allez y trouver va sans doute vous choquer, il est encore temps de ne pas l’ouvrir. Je connais votre détermination, mais vous allez peut-être échanger un souvenir qui vous est cher contre une vérité qui va longtemps vous encombrer. Réfléchissez.