— Dis à Marc que je passe le prendre en voiture d’ici vingt minutes, expliqua Louis. Je klaxonnerai devant la grille. Non, on ne va pas loin, chez Merlin, mais j’ai vraiment besoin de lui. Ah, Vandoos, dis-lui surtout de passer une tenue habillée, chemise repassée, veste, cravate. C’est cela… Je ne sais pas, moi… débrouille-toi.
Louis raccrocha et termina son morceau de pain debout près du téléphone. Puis il passa voir Bufo dans la salle de bains et se changea. Il avait éreinté son meilleur costume au cimetière du Montparnasse et il choisit quelque chose d’un peu moins strict. À sept heures vingt, il attrapa Marc qui l’attendait dans la rue Chasle, l’air mécontent.
— Tu n’es pas mal, dit Louis en examinant Marc qui montait dans la voiture.
— C’était ma tenue d’examen, dit Marc les sourcils froncés, et la cravate est à Lucien, bien sûr. J’ai trop chaud, ça me gratte les cuisses et j’ai l’air d’un con.
— Il faut ça pour passer les grilles de la rue de l’Université.
— Je ne sais pas ce que tu attends de moi, continua Marc en grondant pendant que la voiture filait vers les Invalides, mais tu as intérêt à faire vite. J’ai faim.
Louis arrêta la voiture.
— Va te chercher un sandwich au coin, dit-il. Cinq minutes plus tard, Marc se réinstallait, toujours mécontent.
— Ne te salis pas, conseilla Louis en redémarrant.
— Ce soir, c’était Mathias de service, c’était de l’omelette aux pommes de terre.
— Je suis désolé, dit Louis avec sincérité. Mais j’ai besoin de toi.
— Il t’intéresse, Merlin ?
— Lui non, mais son vieux, un peu. Tu montes avec moi chez Merlin, et quand la conversation est lancée, tu prétextes je ne sais quoi et tu sors. En bas, dans la cour, il y a le beau-père qui travaille avec des outils assourdissants, je te l’ai raconté. Arrange-toi pour aller le voir, discute avec lui, parle-lui de Nevers, de l’Institut.
— Pourquoi pas du viol, pendant que tu y es ? dit Marc avec une grimace.
— Pourquoi pas, en effet ?
Marc tourna le visage vers Louis.
— Tu penses à quoi ?
— Au troisième violeur. L’attaque a eu lieu dans le fond du parc, pas loin de la menuiserie du beau-père. Et il n’aurait rien entendu. D’après Clément, le troisième homme était un type de soixante ans, et d’après Merlin, son beau-père talonnait toutes les femmes et filles de l’Institut.
— Qu’est-ce que tu attends de moi, au juste ?
— Que tu te rendes compte. Reste avec lui jusqu’à ce que je sorte. Ça me fera un prétexte pour mettre un pied dans l’atelier.
Marc soupira et se rencogna en mâchant son pain.
Merlin les reçut aussi chaleureusement que le lui permettait sa bonne éducation et Louis fut content de revoir cette sympathique tête de crapaud. En revanche, Marc fut surpris.
— Ne cherche pas, lui murmura Louis. C’est à Bufo qu’il te fait penser.
Marc acquiesça d’un battement de paupières et s’assit en essayant de ne pas froisser sa veste. Merlin manifestait une certaine impatience. Il jeta un coup d’œil intrigué à Marc.
— Un de mes collaborateurs, dit Louis avec assurance, spécialisé en criminologie sexuelle. Je crois qu’il pourrait nous donner un coup de main.
Formidable, pensa Marc en serrant les dents. Merlin le regarda d’un air légèrement indigné et Marc s’efforça d’adopter une pose sereine et responsable, ce qui ne lui était pas facile.
— Je l’ai trouvé, dit Merlin en se tournant vers Louis. J’ai dû passer la journée entière au téléphone, mais je l’ai trouvé !
— Le Sécateur ?
— Exactement ! Et ma foi, ça n’a pas été commode. Mais on le tient, c’est l’essentiel. Il habite à Montrouge, 29 rue des Fusillés.
Satisfait, Merlin fit le tour de son bureau et se laissa tomber d’un bloc dans son fauteuil, comme un crapaud qui retourne à la mare.
— Oui, dit Louis. Et il travaille au cimetière du Montparnasse. Je l’ai vu hier soir.
— Qu’est-ce que cela veut dire ? Vous le saviez ?
— Je suis navré.
— Vous le saviez déjà et vous m’avez fait chercher ce type pour rien ?
— Mon collaborateur a pu le localiser hier, après que je vous ai laissé.
Formidable, se redit Marc. Merlin lui jeta un regard lourd. La lèvre pendante, il ramassa quelques pièces de monnaie qui traînaient sur sa table et entreprit de se les coincer à la jointure des doigts, sourcils bas. Puis, d’un geste, il fit retomber les quatre pièces dans le creux de sa patte. Il renouvela aussitôt la manœuvre en coinçant deux pièces dans chaque jointure. Intéressé, Marc en oubliait son rôle de composition.
— Vous auriez au moins pu avoir la courtoisie de me prévenir, dit Merlin en faisant couler les pièces jaunes dans son autre main.
— Navré, répéta Louis. Avec le troisième meurtre, je n’y ai plus pensé. Je vous présente mes excuses.
— C’est bon, dit Merlin en se levant et en enfournant les pièces dans la poche de son pantalon. Et ce troisième meurtre ? La police a identifié Vauquer ?
À cet instant, le vrombissement de la ponceuse retentit dans la cour. Merlin ferma brièvement les yeux. Tout à fait la tête soumise et accablée de Bufo quand Louis l’emmenait au café et le déposait sur la vitre du flipper. Marc en profita pour se lever, marmonna quelques paroles responsables au sujet d’un appel à donner sur son portable et s’éclipsa. Il respira mieux dans la cour. Paul Merlin suait l’ennui et l’odeur de savon et il n’avait nullement envie d’être questionné sur les perversions des délinquants sexuels. Les fenêtres de l’atelier où travaillait le beau-père étaient grandes ouvertes sur la cour. Marc frappa poliment à la faveur d’un silence et demanda s’il aurait la gentillesse de guetter son retour. Il avait un appel à passer, il ne voulait pas déranger Paul Merlin en sonnant à l’interphone. Le vieux, une pièce de bois calée entre les genoux, lui fit signe de ne pas s’en faire.
Une fois dans la rue, Marc ôta sa veste grise, se frotta les cuisses, puis arpenta le trottoir pendant quatre minutes, la durée convenable, estima-t-il, pour une conversation d’homme affairé sur un portable. Il avait eu le temps d’apercevoir dans l’atelier un formidable fouillis, des amoncellements d’outils, de boîtes, de planches, de morceaux de bois, des tas de copeaux, des montagnes de sciure, des journaux, des photos, des livres empilés, une bouilloire crasseuse, et des dizaines de petites statuettes de la hauteur d’une table, alignées au sol et sur des étagères. Des dizaines de petites femmes en bois, nues, en posture assise, agenouillée, pensantes ou vaguement suppliantes. Il retraversa lentement la courette et passa sa tête à la fenêtre pour remercier. Le vieux lui fit le même signe de ne pas s’en faire et remit sa ponceuse en marche. Il lissait le dos d’une petite femme en bois dans un nuage de poussière. Marc parcourut du regard les sculptures qui encombraient le sol. Minutieuses et réalistes, ce n’était pas à franchement parler des œuvres d’art. C’étaient de petites femmes très bien exécutées, beaucoup trop molles et prosternées pour son goût.
— C’est toujours la même ? cria-t-il.
— Quoi ? cria le vieux.
— La femme ? C’est toujours la même ?
— Toutes les femmes sont toujours la même !
— Ah bon, dit Marc.
— Ça vous intéresse ? continua le vieux en braillant toujours.
Marc fit signe que oui et le vieux fit signe de ne pas s’en faire et d’entrer. Il lui cria son nom — Pierre Clairmont — et Marc cria le sien. Il déambula gauchement dans l’atelier, examinant de plus près les visages de bois, très dissemblables et lourdement réalistes. Sur les tables, des dizaines de photos de femmes découpées dans des magazines, agrandies, crayonnées. Le silence se fit brusquement et Marc se retourna vers le vieux qui abandonnait sa ponceuse pour gratter d’une main les poils blancs de sa poitrine. De l’autre, il tenait la statuette par une cuisse.