Deux autres journaux reproduisaient la photo du pâtissier neversois, sans apporter d’informations plus précises sur son témoignage. Dans la semaine suivante, quelques lignes assuraient le lecteur que l’enquête se poursuivait. Puis, plus rien. Sur une fiche trombonée au dernier article, Louis avait griffonné un « classé sans suite », accompagné de la date.
Louis se rejeta en arrière sur sa chaise, yeux clos. On n’avait donc jamais mis la main sur le tueur — la tueuse ? — , mais quelqu’un l’avait vu. Sans pouvoir le décrire, le pâtissier l’avait au moins vu bouger, se mouvoir, courir. Et c’était un détail immense.
Il fallait qu’il voie ce type en urgence. Le menton appuyé sur ses mains, il considéra longuement le visage de Claire Ottissier. Puis il s’endormit brutalement sur sa table.
31
Dans la matinée, Louis, légèrement abruti, se gara à l’angle de la petite rue Chasle, à l’ombre. Il était dix heures trente et le soleil cognait déjà sérieusement. Cette fois, Louis avait emporté un vieux vaporisateur pour humecter Bufo de temps à autre. Il attrapa le dossier sur la femme de Nevers, enfourna le crapaud dans la poche de sa veste, et traversa le bout de jardin pelé que Marc appelait médiévalement « la friche », non sans raison. Il frappa plusieurs fois à la porte de la baraque pourrie sans recevoir de réponse. Il recula jusqu’à la grille et siffla. La tête de Vandoosler le Vieux émergea du toit d’ardoises à travers le vasistas.
— Eh ! L’Allemand ! cria le vieux flic depuis ses hauteurs. C’est ouvert, pousse la porte, merde !
Louis secoua la tête, retraversa la friche et entra. Depuis l’entrée, la voix de Vandoosler le Vieux lui cria que Saint Marc était à ses ménages jusqu’à onze heures, que Saint Luc était à son enseignement — Dieu prenne pitié des écoliers —, et que Saint Matthieu était en bas, à la cave, avec qui tu sais et qui tu sais.
— Qu’est-ce qu’ils foutent à la cave ? cria Louis en retour.
— Ils collent des bouts de silex ! dit le Vieux avant de fermer sa porte.
Pensif et fatigué, Louis descendit le petit escalier en colimaçon qui sentait le bouchon mouillé. Dans la salle voûtée de la cave, entre un établi chargé d’outils et calé par des annuaires et des clayettes à vin, Mathias était penché sur une longue table puissamment éclairée, où s’étalaient des centaines et des centaines de petits éclats de silex. C’était la première fois que Louis mettait les pieds ici, il n’était nullement au courant que Mathias s’était aménagé un antre dans les profondeurs de la terre. Debout à côté de lui, Clément examinait un morceau de caillou, l’expression studieuse, la langue tirée dans sa jeune barbe, les sourcils froncés. Marthe, assise sur un haut tabouret de peintre, calée contre les bouteilles, marmonnait toute seule, petit cigare aux lèvres, en faisant ses mots croisés.
— Tiens, Ludwig, dit-elle, tu arrives bien. C’est kif-kif bourricot, en sept lettres avec un a au milieu ?
— « Royaume », dit Mathias, sans quitter ses silex des yeux.
Un peu atterré, Louis se demanda qui, dans cette baraque, avait une conscience exacte de la gravité de la situation. Mathias lui tendit la main, le salua avec un sourire nonchalant et se remit à l’ouvrage. Visiblement, si Louis comprenait bien, le but de l’opération consistait à reconstituer le bloc de silex d’origine que l’homme préhistorique s’était échiné à débiter en centaines d’éclats. Mathias choisissait, essayait et reposait les pièces les unes après les autres, avec une stupéfiante célérité. Clément, de son côté, était en train d’ajuster sans grande habileté deux bouts de silex l’un contre l’autre.
— Montre voir, lui dit Mathias.
Clément tendit la main et présenta son assemblage.
— C’est bon, dit Mathias en hochant la tête, tu peux coller. Pas trop longs les bouts de scotch.
Le grand chasseur-cueilleur leva la tête vers Louis et sourit.
— Vauquer est très doué quant à lui, dit-il. Il a l’œil, vraiment. Et le remontage de silex, ça n’a rien de commode.
— Ça date de quand ? demanda Louis pour être poli.
— Douze mille avant.
Louis hocha la tête. Il avait l’impression que sortir la photo de la morte de Nevers dans le repaire paléolithique de Mathias serait reçu comme un geste malséant. Mieux valait sortir Clément.
Louis remonta avec le jeune homme au rez-de-chaussée et s’installa à la grande table en bois, dans la pièce aux volets toujours tirés.
— Tu es bien ici ? lui demanda-t-il.
— Hier, quelqu’un a frappé à la porte et tout le monde s’est inquiété de mon sort personnel, répondit Clément.
— Tu veux dire qu’il y a eu une visite ? dit Louis d’une voix alarmée.
Clément hocha la tête gravement, fixant sur Louis son regard opaque.
— Une visite très longue d’une étrangère, confirma-t-il. Mais j’ai été descendu dans la cave avec Mathias. Comme j’étais triste avec l’ennui, c’est la raison dont Mathias m’a fait travailler aux cailloux découpés en morceaux. C’est l’homme qui a fait ces morceaux, très loin avant ma naissance personnelle. C’est important de les réparer, quant à leur connaissance. Le soir, après l’omelette, j’ai joué à la bataille avec le vieux parrain, en échange qu’il n’y a pas de télévision. L’étrangère était en allée.
— Tu as repensé à ces femmes ? À ces crimes ?
— Ben non. Peut-être que j’y ai pensé, mais alors, dont je ne me souviens pas du tout.
Marc entra à cet instant dans la salle, avec une brassée de chemises sous le bras, et salua d’un air vague.
— Mal au crâne, annonça-t-il en passant. Le cognac d’hier, probablement. Je fais du café fort.
— J’allais te le demander, dit Louis. Je n’ai dormi que deux heures.
— Insomnie ? dit Marc étonné, en déposant son ballot dans le panier à linge. Tu n’as pas essayé le système des diablotins putrides ?
— Si. Mais ils ont été écrasés sous une déferlante de femmes en bois.
— Ah oui, dit Marc en sortant des tasses, ça peut arriver.
— L’histoire de ma nuit ne t’intéresse pas ?
— Comme ci comme ça.
— Eh bien écoute-la quand même avec grande attention, dit Louis en ouvrant le dossier de Claire Ottissier. Cette nuit, une des statuettes en bois de Clairmont est venue cogner dans mon crâne jusqu’à ce que je lui accorde un entretien digne de ce nom. Ça faisait très mal et ça m’empêchait de dormir.