Je m’avance :
— Croyez que je suis navré, madame Katkarre. Ce deuil brutal qui… que…
Toujours ces vieilles formules passe-partouze. Le chagrin, comme l’amour, la banque, la vérole, a son vocabulaire, sa phraséologie.
Elle laisse glisser sa robe. Dessous, ses seins sont nus. Elle ne porte qu’un petit slip bleu marine, frangé de dentelle blanche en pétrole bricolé. Son corps, madoué, t’en reprendrais deux fois après le fromage, je te jure. Il est comme j’aime. Elle a des seins en forme de poires ; mais achtung, hein ? Je te cause pas de la poire William qui est trop typiquement poire, plutôt de la beurrée Hardy de volume plus franc. Ah, la vacca ! Il fait bon être veuve avec des loloches pareils.
Moi, tu me connais ?
On m’a surnommé l’Imprévisible.
Logiquement, je répète : lo-gi-que-ment, je devrais quitter la pièce, ou pour le moins me détourner devant ces deux seins splendides. Et puis une veuve de deux heures, hein ? Décence, décence ! Faut un minimum de savoir-vivre dans la vie pour être toléré.
Au lieu de, je marche à elle.
— Madame Katkarre…
Mon bredouillage n’a aucune importance. Il ponctue seulement une émotion propageuse. J’aurais dit : « Les Peugeot-Citroën viennent de baisser d’un point », ça serait revenu au même.
Elle continue de ne pas parler. Elle veut enfiler sa robe noire. Mais y a la fermeture Eclair qui est coincée fatalement. Alors elle retourne dans la pièce commune pour y prendre des ciseaux. Je la suis. La suivrais au bout du monde, au bout du môle, même s’il le fallait.
Elle est là, plantée au milieu du monceau de filets, avec uniquement son petit slip. La môme s’acharne sur la foutue tirette de la fermeture qui refuse de l’enveuver.
— Il y a longtemps que vous possédez cette robe ?
— Depuis mon mariage, répond-elle doucement. Nous autres, femmes de marins, nous savons bien que la tempête nous prendra nos hommes un jour ; alors nous nous tenons prêtes.
Je pose ma main frémissante sur son épaule nue.
— Chère petite âme, si frêle ; il débloque, l’Antonio. Qu’allez-vous faire, à présent ?
— Je vais coller la vieille à l’hospice de Quimper et prendre un peu de bon temps, me répond-elle du tac au chose.
Ça c’est parlé, non ?
— Du bon temps, tu peux en prendre illico, ma gosse, assuré-je en la pivotant d’un geste sûr.
Ma bouche, comme on dit puis dans les polars moins bien entretenus, écrase la mienne.
Mouafff !
J’ai pas le temps de préparer mon second souffle qu’elle me tire déjà une aubergine de vingt centimètres dans le clappe. Boudiou ! ça surprend. En v’là une qu’est en manque de carburant solide, et depuis lulure, espère ! Elle en a classe du signor médius. Qu’à force, le pauvret, tu le croirais perclu de rhumatismes déformants. Il reste plié, façon pagode. Moi, pressé de part en part, je la culbute sur son tas de filoches. Son slip bleu ne fait pas un pli dans ma dextre experte. J’ai connu un coquetier, jadis, à la camberousse, qui dépiautait des lapins. Tu l’aurais vu, la façon qu’il les dessapait, les jeannots : un coup de ya aux jarrets et tout venait, comme quand tu ôtes la combinaison de nuit d’un bambin. Avec un bruit gluant. Venait en répandant une chaude odeur de chair délivrée. Joli lapinuche rose moiré, avec des jaspages bleutés, des zébrures blêmes. Un peu de sang à fleur de sous-peau. Bioutifoule nature morte. Rembrandt ! C’était pas dégueulasse le moins. Presque beau. Et sa rapidité, donc, au coquetier. Son petit coup sec sur le diapason. Vroult ! Descendez. Ils étaient accrochés par les patounes à une série de gros clous plantés sous son hangar, les lapins. Cinq, six, comme les potes à Villon au gibet de Montfaucon. Et le coquetier, avec son vilain couteau pointu, si affûté, si usé d’à force. Les couteaux perfides, ce sont les petits, que la lame est triangulaire, inquiétante. La manière qu’ils sectionnent la bidoche, trouvent leur affreux chemin à travers les filaments, font du slalom entre les nerfs, contournent presto les os. Un rêve ! Un beurre ! Du velours ! Moi, en matière de slip, j’ai beaucoup acquis au fil du temps. On pourrait matcher, le coquetier et ma pomme. Lui déculotterait des lapins, moi des gonzesses. Cinq, six, nous voyez ci, accrochés. Quoi de plus beau, des frangines ou des lapins ? On peut pas se prononcer ; c’est affaire d’interprétation. Rembrandt ou Casanova. Cul de femme ou cul de lapin. L’un se bouffe, l’autre se mange.
Où va la plus grande faim ?
Toujours est-il qu’elle en voulait, la terre-neuvaine. En réclamait bien fort. Elle s’en détamponnait qu’il ait péri noyé, son mec navigant. Lui fallait du paf d’extrême vitesse, illico tout de suite. Et du chouette, pas évasif, de la bébête musclée, hardie, qui n’avait pas besoin qu’on lui raconte des histoires pour la décider, lui promette monts de Vénus et vermeil. C’était la rive plongée en catastrophe. Le zob réanimateur. De secours, quoi ! Hardi, hardi ! A l’abordage. Elle voulait se faire investir par tous les sabords à la fois. Occluser de partout, quoi ! Voire même occulter. Qu’on la rende étanche une bonne fois, bordel !
On s’est jetés l’un contre l’autre, l’un dans l’une, tout ça, parmi les filets qui fouettaient salement la marée en retard. Dedieu, ce fouillassement sauvage ! Empêtreur ! Je chopais des écailles séchées dans les falots. Je m’enfonçais le pif à travers des mailles. Les boutons de mon costar s’accrochaient à cette masse élastique. On a roulé dans les frénésies. On s’est entortillés comme des dingues, qu’à la longue on ressemblait à ces salamis ritals emprisonnés dans des filochons. On a pris des panards océaniques, espèces de poissecailles préhistoriques revenus s’accoupler dans des fosses abyssales. On a joui à la Neptune. O, flots, que vous avez de pénibles histoires ! Flots terribles, redoutés des mères à genoux ! Merde ! Plus moyen de s’en extraire de la gonzesse. Qu’au plus on débat, au plus on est ligoté, pris dans les mailles, enchetibés de first ! Mais cesse de remuer commak, salope ! Arrête que je dis, bougre de conne ! Tu vois pas qu’à démener ainsi on s’emmaillote à étouffer ?
Ayant pris son foot, elle exige sa liberté, la veuvette. Se met à crier sinistrement, en corne de brume. Son naturel marin qui reprend. Elle fait des Vouahahououou lamentables, de steamer en perdition. Virgule ses S.O.S. tout azimut.
Et alors ça se gâte pour ma réputation. Car un groupe vient de se pointer : le curé, le maire, le lieutenant de gendarmerie en tenue de condoléances.
Ils radinent pour gratuler la veuve, lui dire combien il était supervaillant, son bonhomme. Héros de l’océan perfide. Triton vaincu par le flot qui défiait. Et tout, bravo, merci, remettez-nous ça, la patronne.
Leurs bouillasses en nous apercevant entortillés dans la filasse ! La dame nue, moi coincé entre ses montants comme un aliboron entre les bras de sa carriole. Ils nous aident à nous extraire, si je puis ainsi parler. Le pasteur récite un truc malconnu, souverain contre le démon. Le diable entend ses litanies, recta il fait pivoter ses cornes en guidon de course et détale. C’est le yeut’nant qui nous débobine. Le maire prononce mon éloge funèbre en lui donnant un coup de main. Comme quoi, au lieu de faire respecter la loi, je la déshonore. Que je suis venu dans ce pays pour y apporter le scandale. Et qu’il va aller trouver le sous-préfet, lui exiger mon départ immédiat, ma révocation, et de la prison, en plus, juste pour dire.
Moi, hébété, pas faraud, je remballe Coquette. Que dire, qu’objecter ? Plaider quoi ?