Ce problème cruel, comme il le voulait résolu! Et comme il allait le résoudre!
Mary ne l’avait-elle pas trompé déjà? Était-elle sur le point de le tromper?
Ce doute le faisait abominablement souffrir. Était-ce un doute? Ne s’aveuglait-il pas en espérant encore? Il se disait, il avait le courage de se répéter que Charley n’aurait jamais osé articuler la phrase exécrée si Mary ne lui en avait pas donné le droit!
Et ce silence de Mary, ce silence même n’était-il point un aveu? Elle n’avait point répondu aux lèvres de Charley, mais elle n’avait point été surprise.
Et Jonathan découvrait des choses dans ce silence qui lui faisaient se cogner éperdument la tête contre les barres de fer de la terrasse.
Certes, elle devait être accoutumée à ces manifestations muettes de l’amour de Charley. Quand il était là, entre eux, leurs gestes devaient s’entendre; leurs mains, derrière lui, devaient se serrer et peut-être s’étreindre.
Ah! le sot! l’incroyable imbécile qu’il avait été de croire à la pureté de Mary et à la loyauté de Charley! Comme on s’était moqué de lui!
Cette Mary, cette enfant de rien, du hasard, de la misère, cette gamine loqueteuse et mendiante qu’il avait ramassée, un jour de promenade, avec sa mère, sur le pavé de Chicago. Six ans! elle avait six ans à cette époque! Ses beaux grands yeux clairs l’avaient séduit tout de suite, ses yeux qui imploraient. Et il avait dit à la mère et à l’enfant de le suivre. Pourquoi avait-il fait cela? Était-ce de la pitié? Il ignorait ce sentiment. Il n’avait jamais connu la pitié. Son cœur avait toujours été dur aux autres et à lui-même. Il n’aimait point les autres et il ne s’aimait pas. Il avait un mépris universel pour les gens et pour les choses. Oui, il avait fait cela par caprice, pour s’amuser, pour passer le temps.
Et son caprice avait duré. Il avait donné une place à la mère et mis l’enfant à l’école. Il exigea simplement que la petite vînt lui montrer ses yeux, tous les jours, un instant.
La mère était morte. La petite continua à venir, et il arriva ceci: c’est qu’il put de moins en moins se passer des yeux de cette petite. Il la prit dans ses bureaux; il s’arrangea pour l’avoir près de lui le plus longtemps possible. Mary était douce, aimante, infiniment reconnaissante à Jonathan de ce qu’il avait fait pour sa mère et pour elle. De ses bureaux, elle passa dans sa maison et elle fut la joie de son intérieur de garçon égoïste et déjà cent fois millionnaire. Elle grandit à ses côtés, et il l’aima. Car elle était très belle, pas d’une beauté de jeune fille: elle était déjà d’une beauté altière et définitive de femme à dix-sept ans. Et ce mélange de douceur dans le caractère, de tendresse dans l’âme et de superbe et orgueilleuse beauté fit qu’un jour sir Jonathan Smith, le roi de l’huile, lui demanda sa main, en tremblant.
Mary, extraordinairement émue, promit à Jonathan d’être sa femme.
Depuis cette heure, Jonathan ne se reconnaissait plus. Comme il le disait à Charley, «il n’était plus lui-même». Une joie inconnue l’avait transformé. Le roi de l’huile n’avait jamais aimé, et il aimait! Et avec cette passion, avec cette violence qu’il mettait à toutes choses et qui l’avait rendu si redoutable dans les affaires.
Le mariage devait avoir lieu après son voyage à Denver. Mais il ne se séparait plus de Mary et l’avait emmenée avec lui.
– Je veux régler toutes mes affaires avant notre bonheur, disait-il à Mary. Nous aurons une grande année de joie sans mélange, une longue lune de miel que nous irons passer, comme les Parisiens, en Suisse. Charley sera là pour me remplacer.
Charley! son premier, son meilleur employé. Celui en qui il avait mis toute sa confiance et qui, à cette heure, se rendait coupable de l’exécrable trahison! Comme il avait eu tort de lui permettre l’approche quotidienne de Mary! Qui sait, maintenant, quels liens les unissaient?
Et comme, d’autre part, il avait eu raison de douter de son bonheur! Et comme ses craintes, ses appréhensions, la terreur d’une catastrophe prochaine détruisant tout l’édifice de son amour, comme tout cela était justifié!
Longtemps Jonathan Smith s’abîma dans de profondes pensées… Brusquement, il se redressa et dit:
– Tout cela n’est peut-être point vrai! Ces lèvres qui ont remué disaient des choses que je ne sais pas et qui n’étaient point des choses d’amour… Des lèvres qui remuent… Il est difficile de mettre des paroles sur des lèvres qui remuent…
III
Cette nuit-là et le jour qui suivit se passèrent sans incident. Point d’Indiens à l’horizon. Le convoi reprenait sa physionomie habituelle, chacun vaquant à ses occupations et à ses plaisirs et finissant par se désintéresser du spectacle des plaines succédant aux plaines.
On approchait du Colorado, et avant de remonter vers le Wyoming, on stationnerait à Julesbourg, ville aux environs de laquelle toute crainte de danger semblait devoir être écartée.
Seuls, à la terrasse de l’arrière, étendus sur deux fauteuils parallèles, Charley et Mary, muets et graves, contemplaient le soleil qui se couchait à l’occident de la Prairie.
On eût dit qu’il descendait à l’horizon des mers. Immense comme un océan, la Prairie avait ses vagues. C’était l’ondulation monotone de ses herbes et de ses foins. Leurs ombres venaient de très loin en lames successives et régulières, et ces lames déferlaient à la rive des rails et des ballasts avec une plainte douce sous la brise.
L’astre, plus bas sur l’horizon, allumait un incendie.
Et ce fut, à l’ouest, un embrasement soudain du ciel et de la terre.
Tout flamba dans une vaste apothéose.
Charley avait pris la main de Mary. Tous deux regardaient. Leur émotion était immense comme le spectacle qu’ils avaient sous les yeux. Le couchant perdit de son éclat. Cela cessa d’être du feu et cela devint du sang: un jaillissement écarlate et formidable que la terre poussait vers les cieux, comme si elle vidait tout le sang de son cœur. Et elle entra en agonie. Ses veines, bientôt exsangues, charrièrent à l’horizon des globules moins vermeils, La vie s’en allait, et le soir glissa sur la Prairie et gagna, d’ombre en ombre, l’extrême limite des choses.
Le crépuscule s’éclaira encore des reflets métalliques de la rivière Platte, que le train n’avait pas quittée depuis Omaha. Large, sans profondeur, coulant à peine et stagnant presque toujours dans cette plaine en nivellement quasi géométrique, the Plater river traversait ainsi, de compagnie avec le railway, tout l’État de Nebraska.
Le silence de l’étendue n’était alors troublé que par les cris brefs des chiens des prairies. Quelques antilopes vinrent boire à la rivière, ombres vite évanouies à l’approche du train.
Mary s’aperçut que sa main était restée dans la main de Charley. Elle la retira.
– Nous allons rentrer, dit-elle.
Et elle se leva.
Mais Charley était près de la porte et lui interdisait le passage.