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– Votre bonheur n’avait d’égal que le mien, Charley.

Charley leva les yeux sur Mary. Il vit qu’ils étaient pleins de larmes.

– Vous pleurez, Mary, à ces souvenirs. Certes, je crois que vous m’aimiez, alors. Nous nous aimions déjà, il y a trois années, quand je vous voyais chaque jour dans les ateliers de Chicago. Vous étiez une grande fillette.

– C’est vrai, j’étais bien jeune. Cependant mon cœur battait très fort quand vous veniez à moi. C’était de l’amour, déjà.

– Saviez-vous alors que vous seriez la femme de Jonathan?

– Oh! Charley! Charley! Est-ce qu’une telle pensée pouvait entrer dans mon âme, dans ma petite âme d’enfant?

– Et plus tard, l’avez-vous espéré?

– Jamais! je vous le jure! Jamais! Charley. Pour qui donc prenez-vous celle que vous appeliez «votre» Mary et qui vous avait donné le droit de parler ainsi dans la certitude où elle était qu’elle vous appartiendrait un jour?… Si j’avais songé à la possibilité d’une pareille union, à la nécessité du mariage qui est proche, j’eusse été bien coupable de vous écouter, Charley, dans nos promenades du soir…

Charley continua, d’une voix plus âpre:

– Alors, vous ne songiez pas à un pareil coup de fortune. Vous ne pouviez l’espérer, en effet. Jonathan était si riche, et vous, si pauvre. Aussi, quand il vous a demandé d’être sa femme, ce fut une surprise… Quelle surprise, miss Mary!…

– Charley! Que voulez-vous dire?

– Je veux dire que les filles sans fortune ne sont point accoutumées à trouver tous les jours des maris quatre cents fois millionnaires! Et que, lorsque l’occasion s’en présente, elles seraient de pauvres êtres sans intelligence, sans mensonge et sans calcul si elles repoussaient cette occasion, même quand elles ont engagé leur parole, même quand elles ont engagé leur cœur!

Mary mit sa main sur la bouche de Charley et lui dit:

– Mon ami, vos paroles si cruelles n’exciteront point ma colère. Insultez-moi, méprisez-moi, Charley. Il ne manquait plus que cela à ma douleur… Vous parlez de richesses, Charley. Dites-moi si je pouvais les refuser!… Et songez que j’aurais donné tous les millions de la terre pour être à vous… Mais Jonathan me demande mon corps, et comme je lui dois tout, comme je lui dois ma vie et la vie de ma mère, Charley, et que je n’ai pour le payer rien d’autre que mon corps, il faut bien que je le lui donne…

Tout bas, Charley demandait pardon et baisait la main de Mary, qu’il retenait sur sa bouche. Et Mary, dans une crise de désespoir, avouait:

– Car vous, vous aurez mon âme, toute mon âme… Charley dit très bas:

– Pardon!

– Comprenez ce que je vais souffrir et plaignez-moi… Et sachant que je me donne à un autre alors que je vous aime, ne me méprisez point… Et surtout, Charley, jurez-moi que vous ne me parlerez plus jamais de ce qui fut notre amour.

Elle ajouta, plus bas, dans un souffle qui vint caresser le visage de Charley, toujours à genoux:

– De ce qui, dans mon cœur, sera toujours notre amour. Le jeune homme prit les mains de Mary, et, l’attirant à lui, la courbant sur lui, il pria:

– Mon amie, si je vous le jure, promettez-moi de m’accorder, avant mon serment, l’unique chose que je vous aie demandée, que je vous demanderai jamais! Je vous implore, Mary…

– Que voulez-vous de moi, mon pauvre Charley?

– Un baiser…

Mary tendit son front.

– Non, pas ainsi, un baiser d’amour… murmura Charley.

Ils étaient en proie tous deux à une émotion indicible, et leurs mains s’étreignaient. Une fièvre montait en eux. Une ardeur inconnue les brûlait.

– Un baiser d’amour? dirent les lèvres de Mary, proches déjà de celles de son ami.

– Songez aussi que ce sera le baiser d’adieu…

Leurs lèvres se joignirent, et ils se donnèrent ce double baiser-là.

Le train approchait de Julesbourg, dans un tapage d’enfer. Il traversait alors le pont, long de plus d’un kilomètre, jeté sur la rivière Platte.

Ni Charley ni Mary n’entendirent, derrière eux, la portière de la terrasse qui s’ouvrait. Jonathan apparut sur le seuil et vit les deux amants, aux lueurs dernières du crépuscule. Le roi de l’huile chancela. Dans ses mains, la lame d’un couteau brilla. Il ouvrit la lame de ce couteau, la prit entre ses dents et, les poings tendus, s’avança.

Enivrés de leur premier baiser d’amour, les jeunes gens semblaient ne jamais devoir désunir leurs lèvres, et Mary, éperdue, n’avait plus la force de repousser son ami. Elle se renversait, pâmée, entre les bras de l’amant quand elle vit soudain au-dessus d’elle, au-dessus de Charley, une ombre formidable. Elle poussa un cri déchirant. Charley se retourna, mais déjà les poings de Jonathan l’étreignaient à la gorge. Le jeune homme laissa échapper une plainte sourde. Il voulut se débattre. Ses membres vainement s’agitèrent. Jonathan le jeta par terre, lui mit un genou sur la poitrine, et l’une de ses mains lâcha la gorge pour aller chercher le couteau.

Mary, qu’une épouvante sans nom affolait, continuait de jeter dans la nuit un hurlement de bête blessée; mais nul ne l’entendait dans cette tempête de bruits et de cahots déchaînée par le passage du railway sur le pont de Julesbourg.

Quand elle vit Jonathan brandir son couteau, elle retrouva une énergie soudaine pour se jeter vers lui et le supplier de ne point frapper.

– Tuez-moi! mais ne l’assassinez point!

Jonathan la repoussa, et la lame s’abattit sur Charley. Mais un coup de feu déchira l’ombre, une détonation retentit. Jonathan poussa un cri et lâcha le couteau, qui n’avait pas eu le temps de frapper.

Charley, d’un bond, était debout, délivré. Mary avait à la main un revolver qui fumait. Sans un mot, le regard fou, la face crispée d’horreur, elle fixait Jonathan, qui se mourait, appuyé à la barre de la terrasse. Le roi de l’huile eut un hoquet terrible, et ses yeux, qui ne quittaient point les yeux de Mary, toute proche, avaient une expression de douleur surhumaine.

Il poussa un rauque soupir, le dernier. Son grand corps se courba sur le garde-fou, et la tête pendait au dehors. Alors, d’un coup d’épaule, Charley, avec un «han!» d’angoisse et d’effort suprême, jeta l’homme par-dessus bord. Charley et Mary virent l’ombre de ce corps rebondir sur le garde-fou du pont et disparaître dans le gouffre de la rivière Platte.

Il s’était passé, depuis l’arrivée de Jonathan sur la terrasse, une minute à peine.

Les jeunes gens se regardèrent avec des figures d’outre-tombe.

Des bruits de pas se firent entendre derrière eux. Une foule envahit la terrasse d’arrière.

Quelqu’un demanda:

– Qui a tiré? Nous avons pensé à une alerte… Charley répondit, d’une voix blanche:

– C’est moi. J’avais cru distinguer dans le soir le galop des Indiens.

– Il n’y aurait rien d’étonnant à cela, fit-on remarquer. Ils sont gens à se risquer sur le pont et à profiter du ralentissement du train pour attaquer.

– Le pont est loin maintenant. Nous ne courons plus aucun danger.