Trop tard pour sauver Lily!
Il avait su montrer, pour protéger cette famille, autant d’intelligence dans le bien, autant de perspicacité, d’imagination et d’invention que l’autre en déployait pour atteindre au but criminel qu’il s’était fixé.
L’influence bienfaisante du prince s’était fait sentir à toute heure, partout… La famille Lawrence en était comme enveloppée. Elle le savait et elle y puisait quelque tranquillité d’âme et quelque consolation.
Parfois, le prince s’était accordé d’apercevoir, de très loin, la blonde enfant à laquelle il avait consacré toutes les minutes d’une vie qui lui était à charge autrefois, mais qui lui était devenue chère depuis qu’il espérait et qu’il désespérait…
Oui, parfois, dissimulé derrière les figuiers de Barbarie qui bordent les premières pentes de la Corniche ou caché derrière quelque muraille décrépite mirant la blancheur de ses pierres dans l’eau calme de la rade de Villefranche, il avait attendu le passage de Lily. Et il l’avait vue triste, infiniment triste. Il l’avait devinée inconsolable, désespérée, elle aussi, de ce qui faisait son désespoir, à lui.
Son angoisse devenait plus aiguë à l’approche de Paris.
Car il savait que c’était là qu’allait être livrée la bataille dernière, et il redoutait d’avoir été vaincu avant que de combattre.
À Paris, il se jeta immédiatement dans la fournaise. Dès les premiers pas qu’il fit, dès les premiers renseignements qu’il eût, dès le premier effort qu’il voulut tenter, il comprit qu’il se heurtait à l’Homme.
La plupart des siens l’avaient trahi pour cet homme, et il en eut de nombreuses preuves. Il résolut de ne plus compter sur personne, de ne se reposer sur quiconque. Il voulut, par lui-même, tout faire et tout voir.
Il ne se livra point tout d’abord à la recherche de la famille Lawrence: il abandonna cette piste pour suivre celle d’Arnoldson, et, malgré les obstacles sans nombre qui surgirent sur ses pas, il la découvrit.
Il se rendit compte tout de suite que rien encore n’était fait, mais que quelque chose de terrible allait survenir. Il jugea que l’Homme de la nuit avait préparé un coup de sa façon, qui pourrait être le dernier, étant, pour lui, le bon.
Les indications qu’il recueillit le laissèrent dans une grande perplexité, mais ne le renseignèrent point suffisamment. Des démarches avaient été faites par Arnoldson auprès d’un monde qu’il ne fréquentait ordinairement point: le monde de la charité. Puis il avait vu des ingénieurs.
Enfin, le lendemain de son arrivée, Agra apprit que l’Homme de la nuit s’intéressait à une grande expérience de cinématographie qui devait être l’un des clous de la fête du Bazar des fiancées.
Il apprit en même temps que l’on avait vu la famille Lawrence chez les Martinet.
Il se rendit aussitôt rue du Sentier.
Mme Lawrence et ses enfants venaient de partir. Où étaient-ils allés? Justement à ce Bazar, qui semblait tenir une place si importante dans les dernières combinaisons de l’Homme de la nuit.
Un secret pressentiment poussa Agra du côté de cet établissement charitable, installé dans le quartier des Champs-Élysées.
Agra se promenait, pensif, au long de l’avenue, quand il vit soudain des groupes affolés qui la descendaient et il entendit ces mots:
– Le feu! Il y a le feu!
Agra courut vers les groupes…
– Où ça, le feu?
– Mais au Bazar des fiancées!
Agra ne voulut point en entendre davantage, et il se précipita dans une course furibonde, vers le Bazar qui flambait.
Tout le quartier s’emplissait de la clameur sinistre des pompes à incendie et des voitures d’ambulance.
XIII LE BAZAR DES FIANCÉES
Le Bazar des fiancées était sorti d’une idée des plus charitables en même temps que des plus généreuses. Une fois l’an, les jeunes fiancées mondaines, comblées des dons de la fortune, se réunissaient dans une de ces fêtes où l’or des riches coule à flots pour les pauvres et «travaillaient» pour leurs sœurs déshéritées, pour les fiancées aux maigres trousseaux.
Ce bazar, dont tous les comptoirs étaient tenus par des jeunes filles du monde, avait été édifié très rapidement dans un immense terrain vague, non loin de l’avenue des Champs-Élysées. C’était une construction légère, en planches et en poutrelles, une sorte de hangar oblong, qui se développait sur la presque totalité de la longueur du terrain et mesurait une vingtaine de mètres de largeur. Derrière se trouvait un vaste espace libre, limité par les hautes murailles des immeubles voisins.
À l’intérieur du Bazar, on avait disposé toute une série de comptoirs très coquettement installés, où les dames et les demoiselles patronnesses vendaient à leur aristocratique clientèle des objets d’art, des bibelots, des tableaux, des bijoux, des ouvrages de libraire, des potiches et… des layettes.
Tous les comptoirs étaient fleuris, toutes les logettes étaient tapissées avec un goût exquis.
Le plancher de l’édifice était légèrement exhaussé: il fallait franchir trois marches pour pénétrer dans le hall par deux petites portes situées aux deux extrémités de la construction. On entrait tout d’abord dans une sorte de salon-vestibule, puis l’on gagnait le bazar proprement dit. Au centre du spacieux pavillon, on avait ménagé une large porte à deux battants, qui s’ouvrait à l’intérieur et seulement au moment de la sortie.
La fête était dans son plein éclat. À l’un des comptoirs, Courveille s’entretenait avec Adrienne.
– Vous serez longtemps encore à Paris, madame? lui demanda-t-il.
Elle lui répondit que son désir était de partir bientôt pour l’étranger et de fuir cette ville où elle avait perdu Lawrence.
– J’ai cru de mon devoir de me montrer encore à cette fête de charité, conclut-elle, mais je pense que ce sera la dernière à laquelle on nous verra, moi et mes enfants.
– Et Pold, que devient-il?
Pold se chargea de répondre lui-même. Il arrivait…
– Je suis en retard, mais j’ai voulu passer rue du Sentier pour y prendre Martinet et sa femme.
– Où sont-ils?
– Les voilà. Ils me suivent.