– Comment pouvez-vous en douter, chère Adrienne? fit l’Homme de la nuit…
Son apitoiement du début disparut bientôt sous un accès de férocité qu’il voulait contenter immédiatement. Comme il eût voulu la voir souffrir!… et il lui dit:
– Avouez, madame, que ma compagnie ne vous intéresse guère et que vous préféreriez celle de votre fille…
Adrienne reçut le coup sans broncher… Elle lui jeta un regard méprisant et répliqua:
– Vous allez me la rendre, ma fille?
– Certes, madame. Je ne doute point que vous ne soyez venue ici moins pour moi que pour elle.
Adrienne fixait alors le cadran d’une pendule sur la cheminée et trouvait la marche des aiguilles bien lente…
Elle n’ignorait point le projet de Mme Martinet, et le coup d’œil que lui avait lancé celle-ci quand elle l’avait priée de la laisser seule en bas avec Joe lui avait fait saisir tout le plan de Marguerite.
Ce plan avait-il été mis à exécution? Allait-il l’être? Dans tous les cas, il était prudent de temporiser…
Arnoldson s’était approché d’elle encore. Elle sentit son regard qui la brûlait derrière ses lunettes noires…
– N’est-ce pas, fit l’Homme de la nuit, n’est-ce pas que vous ne seriez point là si Lily était… aux Volubilis, par exemple?… Mais elle n’est pas aux Volubilis, Lily!
Et Arnoldson, se précipitant sur la malheureuse, l’étreignit. Mais Adrienne se défendait. Comme il revenait sur elle, il dit, cynique:
– Si vous croyez que c’est là le moyen de reconquérir votre fille…
Adrienne le vit si confiant, si certain de sa victoire qu’elle ne résista pas plus longtemps à l’ardent désir de voir cet homme s’effondrer devant la réalité des faits…
– Sache donc, lui cria-t-elle… sache donc que Lily ne craint plus rien de toi… Sache qu’elle est à l’abri de tes coups et que tu ne peux plus rien contre elle… et que tu ne peux plus rien contre moi!
– Que dis-tu là? hurla l’Homme de la nuit.
– La vérité, Lily, hier, m’a été rendue.
– Tu mens! Tu mens!…
– Et veux-tu savoir qui me l’a ramenée, aussi pure que jamais?… C’est le prince Agra lui-même. C’est ton fils!… Ton fils qui l’aime… et qui l’a respectée!…
Arnoldson était assommé sous le coup de cette révélation. La crispation de son visage était effroyable à contempler…
Sa vengeance… la vengeance de vingt ans lui échappait… et par la trahison de son fils…
Il poussa une sorte de rugissement…
– Ta fille m’échappe, fit-il d’un accent féroce… Mais toi, tu ne m’échapperas pas!
Et, il se rua sur elle.
Adrienne avait sorti un revolver, mais elle n’eut pas le temps d’en user. L’Homme de la nuit, lui comprimant le poignet, s’était, avec la rapidité de l’éclair, emparé de l’arme et l’avait jetée loin d’elle.
– Tu ne m’échapperas pas! répétait-il.
Elle voulut fuir. Mais il la rejoignit.
Enfin, avec un grand cri d’appel, elle parvint encore à se débarrasser de son ignoble étreinte et elle arriva jusqu’à la porte. Elle se jeta dans l’escalier. Derrière elle, Arnoldson accourait et clamait:
– Joe! Joe! Arrête-la! Arrête-la!
Il parvint au bas de l’escalier et fit irruption dans la salle presque en même temps qu’elle.
Et il bondit du côté de la porte, y devança Adrienne, lui coupant cette retraite.
C’est alors qu’il vit, étendus, l’un sur la table, l’autre sur le carreau, les corps de Joe et de Mme Martinet.
– Ah!… fit-il. Quel drame s’est donc passé ici?…
Mais la porte, à ce moment précis, s’ouvrit derrière lui. Il se retourna brusquement et se trouva en face de M. Martinet, qui dirigeait sur lui le canon de son revolver.
– Martinet! À mon secours! lui cria Adrienne. Tirez! Mais tirez donc!
– Ne craignez rien, madame, fit Martinet, très calme. Je tirerai… mais pas en ce moment, car je risquerais de vous atteindre…
L’Homme de la nuit fit un bond soudain du côté de la fenêtre, espérant s’échapper par ce chemin. Mais, debout sur la pierre de la fenêtre, apparut Pold.
Arnoldson eut un geste de désespoir.
– Je suis trahi! s’écria-t-il… Et je suis pris!
– Oui, mon vieux! fit Pold, qui paraissait aussi calme que Martinet, tu es trahi!… tu es pris!… Et nous allons régler nos comptes!
X OÙ IL EST DÉMONTRÉ QU’ON NE PREND NI NE SURPREND L’HOMME DE LA NUIT
Pold sauta dans la salle. Arnoldson avait devant lui Pold et Martinet; derrière lui, Adrienne.
Il vit qu’il lui serait impossible de fuir. Cela constaté, il s’en alla d’un pas tranquille jusqu’à la muraille, s’y adossa, croisa les bras et attendit.
Pold et Martinet jugèrent qu’il ne tenterait plus de leur échapper.
Martinet se précipita alors sur le corps de sa femme, qui était étendu près de la fenêtre et qu’il venait d’apercevoir.
– Qu’est-ce qu’ils ont fait de ma femme? s’écria-t-il.
Il se courba sur le corps et le prit dans ses bras.
– Ah! elle dort, fit-il.
Il regarda Joe, à moitié étendu sur la table.
– Lui aussi, il dort! Ils dorment tous les deux…
– Bah! fit Pold, en ne quittant pas du regard l’Homme de la nuit, ils se seront endormis avec le même narcotique… Elle nous expliquera cela, quand elle sera réveillée. Occupons-nous de celui-là!
– Un instant! un instant! fit Martinet.
Et Martinet, laissant sa femme, alla à Joe qu’il enleva de la table et fit descendre brutalement sur le carreau.
Puis il retourna à sa femme, la souleva à nouveau, l’emporta dans ses bras, l’étendit sur la table, à la place où se trouvait Joe tout à l’heure, et dit:
– Fais dodo, ma poulotte!
Il revint auprès de Pold:
– Et maintenant, Pold, je suis tout à toi.
Pold alla à la cheminée, grimpa sur un escabeau, décrocha le fusil de Joe qui se trouvait appendu au-dessus de cette cheminée, et dit, en revenant en face de l’Homme de la nuit et après avoir constaté la véracité de son dire:
– Il est chargé.
Ils étaient un peu étonnés du calme absolu, de la tranquillité parfaite avec lesquels Arnoldson suivait leurs mouvements et les voyait se préparer à lui faire un mauvais sort.