A la banque j’ai monté un turbin-maison. J’avais quitté Paris pour quelques mois ; je devais louer une maison à Menton et j’entendais faire virer mon grisbi à l’agence de cette ville.
Je brandissais mon bulletin de location avec la fierté puérile d’un mouflet à qui on a acheté un clairon. J’avais une adresse ; une vraie ! Ça faisait des années que ça ne m’était pas arrivé.
Les employés étaient charmants, d’autant plus qu’ils paraissaient ne pas avoir grand-chose à faire.
Ça s’est arrangé aux petits oignons, on m’a ouvert un compte et j’ai mis, en dépôt, un chèque de dix briques deux. D’ici quelques jours l’artiche du Robert Rapin serait à pied d’œuvre et je pourrais me goinfrer comme un cochon… A moi la belle vie. Pas d’excentricités, non ! Mais une petite existence pépère à base de pastis, de fins gueuletons et, sans doute, de souris pas trop dures à culbuter…
Je me suis acheté des provisions, des bouquins, des journaux français et italoches et je suis retourné à ma cambuse. Il faisait un temps somptueux. Le ciel était vide de nuages mais plein d’une ardente lumière… On voyait la mer presque jusqu’à Alger. La nature sentait bon et un citronnier poussait devant la porte. Il y avait un garage où remiser l’Alfa et un bout de jardin où poussaient des plantes grasses.
C’était tellement bon, tout ça, que j’en avais les larmes aux yeux. Je reniais mes années de truandage, mes mains rouges et tout le raisin qui souillait mon pédigrée. Je me voulais neuf. C’était comme si tout recommençait… J’étais un nouvel homme, surgi des limbes sanglants de mon passé. Maintenant ça allait changer, sans devenir honnête — à l’impossible nul n’est tenu — je saurais bien m’organiser pour gagner mon steak quotidien avec mon cerveau et non pas avec un pétard, car les pétards font trop de bruit.
J’ai fait la dînette, tout seul, en regardant la mer. La réverbération me faisait mal aux châsses. Faudrait que je m’achète des verres teintés ; du reste ça compléterait mon personnage…
Une pièce me plaisait beaucoup : le living. Il était meublé façon Lévitan rustique, mais c’était gentil néanmoins, peut-être à cause de la cretonne et des chaises de paille.
Après le repas j’ai fait un brin de sieste sur le divan. Des postes de radio du voisinage moulaient de la romance dans l’air ensoleillé.
J’ai dormi avec, à portée de lucidité, un obscur sentiment de paix et de reconnaissance.
CHAPITRE V
Pendant deux jours pleins j’ai mené cette vie larvaire. Je me faisais l’effet d’un ver à soie dans son cocon. Je me transformais en silence. Ma joie c’était de bouffer et de dormir. Je ne sortais que pour aller acheter des journaux et des pipes. Le troisième jour qui a suivi mon arrivée j’ai lu sur la Stampa qu’on avait enfin retrouvé le cadavre de Robert sur la grève. Le crime occupait deux colonnes. Je n’ai pas pigé tout l’article mais en gros j’ai compris que je n’avais rien à craindre. Le journaliste disait que ce devait être un coup des Siciliens et que la défiguration infligée au cadavre pour en rendre l’identification impossible laissait penser que la victime était un chef de gang quelconque. Ce côté règlement de comptes me bottait. Cette fois je pouvais réinstaller dans ma nouvelle identité. J’étais tranquille : personne ne viendrait me la réclamer avant un an et un jour !
Une soif de vivre et de me la couler douce s’est emparée de moi. J’ai mis mes plus beaux atours et je suis allé flâner dans le centre de la ville.
En cette saison, Menton était une simple ville de province. Les estivants avaient mis les adjas. Il ne restait en circulation que de vieux jetons qui soignaient leur arthrite au soleil du Midi… Et tous se rendaient au même endroit : le casino !
C’était la petite usine de ces braves gens. Ils y allaient dès l’ouverture et passaient leurs journées autour des tables, risquant avec prudence des jetons de cent balles.
J’avais envie de les imiter, seulement ces sortes d’endroits sont surveillés et y aller équivalait à prendre un risque important. La police des casinos est composée de gars à l’œil exercé dont le turbin consiste justement à repérer les frimes qui défilent dans les salles de jeux. C’était pas fort de me filer dans les ratiches du loup.
J’ai longtemps hésité, et puis, sur le soir, je me suis décidé, alléguant pour apaiser mes inquiétudes que le casino de Menton n’est pas très important et qu’en cette morte-saison il était si peu fréquenté que les services de surveillance ne se justifiaient pas.
J’ai gravi le perron d’une allure nonchalante, biglant autour de moi derrière mes verres fumés. Le coin était plus désert encore que je ne le supposais.
J’ai pris une carte d’entrée d’un mois au contrôle, j’ai fait changer cinquante sacs en plaques et je me suis avancé vers l’unique table de roulette en fonction.
Une demi-douzaine de personnes l’entouraient, croupier compris. Il y avait là un fonctionnaire en retraite, un peu mité, trois vieilles dames étrangères, peintes comme des jouets, qui se reportaient à leur martingale avant de miser ; et une jeune femme rousse au visage délicat. Elle était élégamment fringuée d’une robe noire avec des paillettes brillantes aux seins. Elle avait de longs cils recourbés qui mettaient en valeur ses yeux bleu-vert. Sa peau était une véritable peau de rousse, pâle et délicate… Son visage était allongé, comme un portrait espagnol du XVIIe. Elle portait au poignet droit un magnifique bracelet d’or massif enrichi de pierres vertes, et qui devait la gêner pour tendre le bras à l’horizontale…
Evidemment je lui ai accordé illico toute mon attention. Mais j’avais beau lui filer des coups de sabord terribles, elle ne levait même pas les yeux sur moi. Elle était trop occupée par son jeu.
J’ai suivi les caprices de la bille pendant un instant avant de prendre part à la partie. Puis j’ai risqué une plaque de cinq cents francs à cheval sur le 8 et le 5. C’est le 26 qui est sorti. Je me suis entêté. En dix coups j’ai eu épongé mes cinquante mille balles. Ça suffisait. Je ne me sentais pas la passion du jeu. Ça ne m’excitait pas plus qu’une simple belote dans un quelconque café du Commerce. Le jeu c’est l’aventure des petites gens, leur dispensateur d’émotions fortes. Il n’avait pas de prise sur moi. Un morphinomane n’est pas accessible à l’aspirine.
Je me suis écarté de la table et j’ai suivi le comportement de la femme rousse. Elle n’avait pas de petits papiers comme les autres tordues. Elle jouait posément mais d’une façon assez curieuse, attendant pour miser que ses voisins aient fait leurs jeux. Elle observait les placements d’un œil aigu, une pincée de jetons dans la main droite. Lorsque tout le monde avait allongé son enjeu elle se hâtait de répartir le sien sur le tapis vert tandis que le croupier lançait la bille dans son compotier.
Il m’a fallu un bout de temps pour piger son manège… J’ai compris du même coup sa lenteur de décision et surtout l’utilité de son énorme bracelet. Elle pratiquait de la façon suivante : lorsqu’elle déposait ses jetons sur les différents carrés, elle choisissait toujours des numéros relativement éloignés d’elle, ce qui l’obligeait à tendre le bras. En ramenant la main, son collier raclait la mise d’un autre joueur et la faisait glisser dans une case voisine. Lorsque je me suis aperçu de ça j’ai cru vraiment à une maladresse de sa part ; en effet quel intérêt avait-elle à changer de case la mise d’un autre joueur ?
J’ai pigé après un effort de gamberge. Elle agissait ainsi parce que les autres étaient des joueurs à martingale. C’est-à-dire qu’ils suivaient plus leurs calculs que le déroulement des opérations sur le tapis vert. Ils misaient des numéros déterminés et, si un autre numéro sortait, ils ne sourcillaient même pas, ne levaient pas les yeux. Donc une vieille ayant joué le 18 ne bronchait pas en entendant le croupier annoncer : « 21 », c’est-à-dire la case voisine où la rouquine avait fait glisser la mise posée sur le « 18 » et c’était la belle pépée qui enfouillait le grisbi.