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Philippe Djian

Ça, c’est un baiser

NATHAN

On lui avait cassé les dents. Tout d'abord, j'avais cru qu'on les lui avait arrachées. Mais non. Marie-Jo avait raison.

«Alors? J'avais pas raison?»

Je me suis relevé. Mon genou m'a fait souffrir.

J'ai soupiré:

«Cette pauvre fille. Quand même, cette pauvre fille. Hier encore, je la voyais courir. Le tour complet du parc. Chaque jour que Dieu faisait. Cette pauvre fille.

– Tu veux dire cette petite pute.

– Je t'en prie. Elle s'appelait Jennifer.»

Marie-Jo et moi avons échangé un faible sourire.

Ensuite, nous sommes allés déjeuner.

Rien ne lui coupait l'appétit. Certaines choses particulièrement abominables me nouaient encore l'estomac (et la vue de cette bouche fracassée, sans atteindre les sommets, n'était pas négligeable). Mais elle, rien ne la perturbait.

«A quoi penses-tu?»

Je ne pensais à rien de particulier. J'étais fatigué. En un clin d'œil, elle avait déjà avalé une omelette et une petite montagne de frites molles.

Comme elle me dévisageait, je lui ai demandé si Franck avait trouvé un moment à m'accorder.

«Il ne t'oublie pas. Un peu de patience.»

J'ai hoché la tête. Elle a commandé un dessert.

«Ne rêve pas trop quand même.»

J'ai hoché la tête. Au fond, je ne me faisais guère d'illusions. J'avais même du mal à m'intéresser vraiment à la question.

«Nathan… Il y en a un sur un million.

– Il y en a un sur dix millions.»

Passant une main sous la table, elle m'a caressé la cuisse. Une quantité infinitésimale.

Franck se souvenait de la fille. Jennifer.

«Oui, une blonde. Je vois très bien. Elle n'était pas là pour un truc thyroïdien? J'ai même dû la croiser une ou deux fois dans le parc. Ou alors châtain clair. Je n'en reviens pas.»

Marie-Jo prenait une douche. Elle courait, elle aussi. La moitié de la ville courait, de l'aube au crépuscule, avec acharnement. L'autre moitié se défonçait d'une manière ou d'une autre, avec acharnement.

Il y avait plusieurs piles de copies sur le bureau de Franck. Ses cheveux étaient en bataille. Ses lunettes pendaient sur sa poitrine.

«Il faut que tu me laisses quelques jours.

– Franck, je t'ai dit à l'occasion. Je voulais dire quoi, à ton avis?

– Laisse-moi deux ou trois jours.»

Un air humide et tiède entrait par une fenêtre de la véranda et s'immobilisait dans la pièce, n'apportant qu'une odeur de rue aigre alors que les arbres étaient en fleurs. Dehors, les bâtiments de brique rouge de l'université se dressaient face au soleil qui atteignait juste l'horizon. Transformés en plaques de cuivre ciselé, chauds comme des marrons.

«Elle n'était pas là pour un truc thyroïdien. Elle était là pour payer son loyer.

– Dans un hôpital? Quoi, dans un hôpital ? Est-ce que tu plaisantes?»

Marie-Jo était prête. Tandis qu'elle enfilait les pans de sa chemise dans son pantalon, j'ai eu l'impression qu'elle avait grossi au cours des quinze derniers jours. Elle a croisé mon regard et un éclair de panique l'a foudroyée.

Mais franchement, ça m'était égal. Quand je voyais le mal qu'elle se donnait pour perdre un misérable kilo, je la plaignais de tout mon cœur. Vous l'auriez vue, en plein hiver, sortir d'un banc de brouillard glacé, le souffle court, le visage tordu par une grimace douloureuse, trempée de sueur jusqu'aux os après avoir sillonné le parc dans tous les sens, monté et descendu les marches de pierre qui menaient au bassin, zigzagué entre les arbres, sauté par-dessus les haies en serrant dans ses poings des poids de trois kilos, vous l'auriez vue tituber vers la balance, fermer les yeux puis les rouvrir et annoncer fièrement qu'elle était repassée sous la barre des quatre-vingt-dix, elle vous aurait épaté.

J'aimais bien sa manière de conduire. Elle conduisait avec légèreté. Quand je réfléchissais, les yeux mi-clos, elle s'arrangeait pour emprunter des rues calmes ou filait tranquillement sur le périphérique, et jamais le moindre coup de volant intempestif, jamais un coup de frein qui m'aurait projeté en avant. Un matin, au printemps dernier, elle s'était lancée dans une poursuite et j'étais resté assoupi à côté d'elle. Mon insouciance l'avait ravie. Et le fait que j'avais eu tellement confiance en elle. Elle en avait le cœur qui battait.

Je n'avais rien à dire sur son embonpoint. Elle en faisait toute une histoire, elle était persuadée que je n'osais pas lui dire les choses en face, mais elle se trompait.

«Okay. Elle était élancée. Admettons. Elle était mince. Et alors?

– Un minimum de franchise de ta part. C'est tout ce que je demande.

– Je t'ai caché quelque chose?»

Je n'avais même pas essayé. Rien de tel ne m'était venu à l'esprit. Je ne l'avais pas envisagé une seconde. J'étais un homme cloué sur un lit d'hôpital, dévoré par l'ennui. Je n'avais rien fait de mal. Pour beaucoup de monde, y compris de fervents religieux, ces pratiques n'étaient même pas considérées comme des relations sexuelles. J'avais à peine quarante ans. Non, quarante je ne les avais pas encore. Dans huit mois. Huit mois encore, avant la dégringolade, avant d'attaquer le versant sombre de la colline si ce qu'on disait était vrai.

«Réponds-moi. Je t'ai caché quelque chose?»

De ce côté, elle ne pouvait rien me reprocher.

Cette fille, Jennifer, elle m'apportait également de quoi ne pas mourir de soif. Ils étaient une sacrée bande d'abrutis dans cet hôpital. Elle m'apportait ces petites bouteilles miraculeuses qu'elle cachait sous ses vêtements, des dix centilitres, sans lesquelles je serais devenu fou. Cette pauvre fille. De ma fenêtre, je lui adressais volontiers un signe de la main. Je la regardais courir vers le parc, chaque matin que Dieu faisait, tandis que je planquais les bouteilles sous les géraniums. Elle était élancée. Elle était mince comme un fil.

«Cette petite pute, disait Marie-Jo, c'est donc ainsi que tu les aimes?»

Nous roulions à présent au pas, longeant le fleuve où ondulaient de longues plaques irisées, des paquets d'écume blanchâtre, des bateaux illuminés où l'on buvait des cocktails dans du cristal. Parfois, une ombre courait dans les phares et enjambait les barrières de sécurité pour rejoindre la berge. On se serait cru à Zurich, à l'époque du Letten. En plus grand, j'en ai peur.

«Ce n'est pas ce que tu crois, j'ai ajouté. Tu es tellement loin de la vérité que ça en devient amusant. Tu veux savoir? Cette fille n'était pas insignifiante. Tu veux savoir la vérité? Cette fille avait de réelles qualités humaines. Je pense qu'elle t'aurait étonnée si tu t'étais montrée un peu plus attentive. Si tu t'étais intéressée à autre chose qu'à son tour de taille.

– Qui s'est intéressé à son tour de taille?

– De temps en temps, tu rencontres des personnes vivantes. Ça arrive. Tu tombes sur des gens qui ne vont pas dans le mauvais sens. Tu comprends, ça ne veut pas dire que j'aie une préférence pour un certain type de femme. Je ne comprends même pas comment tu fais le rapport. Tu as vraiment l'esprit tordu, par moments.

– Je suis allée l'emmerder? Je lui ai dit quelque chose? J'ai pas été cool avec elle alors que j'aurais pu le prendre très mal, j'ai pas été hyper tolérante? Mais je peux sentir des choses, non? Ça ne te dérange pas? J'ai le droit d'avoir mon opinion, j'imagine. J'ai quand même le droit de ne pas tout gober avec un sourire d'extase.Tu es d'accord? Tu m'excuseras, mais j'ai quand même le droit de refuser que tu me prennes pour une attardée mentale.»

Où donc ce genre de conversation pouvait-il nous mener? Avais-je la moindre chance de convaincre Marie-Jo que je la trouvais bien comme elle était? Comment pouvais-je d'ailleurs m'en convaincre moi-même? Et pourtant c'était ainsi. J'étais incapable d'avancer le moindre argument susceptible de prouver ma bonne foi quand elle me coinçait sur la question, mais je ne racontais pas d'histoires. J'étais on ne peut plus honnête. Autant j'étais réceptif à la beauté d'un visage (et le double menton de Marie-Jo ne l'altérait en rien), autant le reste, à la limite, m'indifférait. Difficile à croire? En tout cas, elle revenait régulièrement à la charge. Une mule s'élançant encore et encore vers le même insondable précipice.