«L'idée des clous, c'est une bonne idée. C'est une excellente idée. Il va en avoir pour des heures. Regarde comme il s'emmerde. Tu vois ça?
– J'ai faim.
– Bien sûr que tu as faim. Tu as toujours faim. Ça ne peut pas attendre cinq minutes?
– Qu'est-ce que tu auras de plus, dans cinq minutes? Ça va durer des heures.
– L'idée des clous est vraiment excellente.
– Ça va, Chris? Comment elle va?
– Elle en pissait dans son froc. Elle le regardait, suspendu tout là-haut, et elle en pissait dans son froc. Ça la faisait vraiment bander.
– Évidemment que ça la faisait bander. Pardi, elle est amoureuse comme une folle. Enfin. C'est pas trop tôt.
– Elle est embarquée dans une aventure qui la dépasse. Et c'est préoccupant. Je me fais du souci. Je me fais du souci, tu comprends? C'est une idéaliste.»
Pendant que Nathan regardait en l'air, je regardais autour de moi et je sentais la tension qui montait. Incidemment, j'ai remarqué une fille. Une espèce d'asperge blanchâtre, genre défoncé chic, sur le trottoir d'en face. J'ai eu l'impression qu'elle nous observait et que je l'avais déjà vue quelque part. Mais bon. Une poche pleine de peinture rouge venait de s'écraser sur la façade. Une vitre, au premier, a volé en éclats. Nathan et moi avons commencé à nous éloigner.
«Elle est complètement inconsciente. Crois-moi. Je sais ce que je dis. Un type comme Wolf, c'est ce qui pouvait lui arriver de pire. Un cerveau et des muscles. La combinaison fatale. La pire que je pouvais imaginer.
– Arrête. Je t'en prie, arrête. Quand vas-tu te décider à t'occuper de tes affaires? Non, mais j'arrive pas à le croire.
– Oh, mais je ne m'occupe pas de ses affaires. Détrompe-toi. Je ne m'occupe de rien du tout. Simplement, je constate. Je vois la tournure que ça prend.»
Un instant, nous avons porté notre attention sur les heurts qui se produisaient au pied de l'immeuble. Ils avaient l'air enragé, d'un côté comme de l'autre, comme enflammés par les rayons du soleil et la pureté du ciel bleu. Ils se cognaient dessus. Nous nous sommes remis en route.
«Tu vois, c'est comme si j'avais une cousine un peu idiote. Un peu attardée mentale. Mais la famille, ça crée certaines obligations, ne l'oublie pas. Qu'on le veuille ou non, Marie-Jo, on est impliqué. Qu'on le veuille ou non.
– Impliqué jusqu'à quel point? C'est ce que je voudrais savoir. Impliqué jusqu'à quel point?
– Tout dépend. Je n'en sais rien. Tout dépend. Pour moi, c'est une situation inédite.»
J'avais envie de manger un brownie, tout à coup. J'avais envie de sucré. Au lieu de quoi, on nous a demandé d'intervenir en renfort au sujet d'un forcené armé dans le quartier juif – de ses fenêtres, il menaçait de tirer sur le quartier italien où avait disparu sa femme, à ce qu'il prétendait. Nous avons passé deux heures dans l'escalier tandis que les négociations se déroulaient deux étages au-dessus. J'avais des crampes d'estomac. De temps en temps, Nathan descendait quelques marches pour me masser les épaules. En général, quand il me contrariait, il s'arrangeait pour venir me réconforter d'une manière ou d'une autre, ce qui provoquait en moi une sensation de bouillie indéfinissable, légèrement engourdissante.
Je n'attendais pas de Nathan qu'il divorce pour m'épouser et me faire des enfants. Je n'attendais rien. Tout ce que je voulais, c'était qu'il n'aille pas voir ailleurs. Qu'il n'aille pas s'encombrer l'esprit avec une autre femme. Je ne demandais rien de plus. Pas de supplément d'attention ou de tendresse, non, tout allait très bien comme ça, je ne voulais pas la lune. J'avais même l'esprit assez large pour ne pas faire une maladie de certains écarts, comme ces trucs qu'il avait pratiqués avec la fille Brennen. Non. Je m'en fichais presque. Mais sa relation avec Chris. Voilà une chose qui me tapait sur les nerfs. Voilà une chose que je mesurais mal et que je n'avais aucun pouvoir de contrôler. Une chose insaisissable. Même s'il ne pouvait plus rien en sortir, de cette relation, même si c'était le bras mort d'un fleuve, cette relation, elle m'empêchait de trouver la paix.
Ce soir-là, en faisant mes courses, je suis tombée sur Rose Delarue. Une femme de cinquante ans bien sonnés, malade des nerfs, trois fois liftée, qui passait son temps dans des salles de fitness et arpentait les rayons des magasins diététiques en quête de nouveautés. Je la fuyais comme la peste. Son mari avait une chaire de sémiologie à l'université. Nous les fréquentions pas mal auparavant, mais j'avais fini par craquer à cause de Rose qui était tout bonnement cinglée. Je ne voulais plus les voir. Ces vieux chnoques. De leurs soirées, je sortais épuisée, étourdie, à moitié malade. Leur conversation était tellement emmerdante. Ils n'avaient jamais entendu parler de Sex and the City, ils n'avaient jamais écouté de rap, ils s'habillaient comme des nazes – quand Rose ne portait pas ses tenues luisantes et fluo, ses Brennen multicolores à semelles lumineuses et ses bracelets en éponge qu'elle se fixait parfois autour de la tête -, ils ne lisaient jamais de romans, ils ne regardaient jamais la télé – et le jour où le World Trade Center a été rayé de la carte, ils ont appelé trois jours après pour nous demander ce qui se passait -, ils ne s'intéressaient à rien de ce qui m'intéressait, à rien, jusqu'au jour où le sémio-logue m'a mis la main aux fesses en me disant que je le rendais fou, que ma poitrine et mes fesses le rendaient fou, alors j'ai prévenu Franck, je lui ai dit: «Franck, tu as tes copains et j'ai les miens» – je voyais Derek beaucoup plus qu'aujourd'hui, à l'époque, j'étais un pilier de son salon de coiffure, je venais pour discuter et ensuite on allait manger un morceau, puis on allait quelque part, et j'essayais d'oublier que mon mari baisait avec des hommes, chose que j'ai assez mal supportée, j'en conviens. «Tu as tes amis, Franck, et j'ai les miens» – j'en suis tombée malade, j'y reviendrai peut-être, et sans Derek à ce moment-là, sans le soulagement que sa compagnie m'a apporté, je ne sais pas ce qui serait arrivé. «Donc Franck, à partir de maintenant, Franck, je ne veux plus entendre parler de ces deux-là. Je considère que j'ai suffisamment donné.»
Rose a bloqué mon caddie avec le sien – j'ai failli sortir mon arme et lui en coller une mais il y avait du monde et les flics ont toujours tort. Elle s'est jetée à mon cou puis elle m'a regardée et m'a demandé si je n'avais pas grossi, cette conne, cette conne qui se faisait greffer la peau du cul sur la gueule et bouffait des hormones par poignées.
«Non seulement je n'ai pas grossi, ma petite Rose, mais toi, je te trouve un peu pâlotte. Est-ce que je me trompe?
– Ne m'en parle pas. J'ai une infection urinaire.
– Ah bon?»
Elle était persuadée d'avoir attrapé ça sur une selle ou sur le siège d'un rameur et pourtant, la serviette en salle était obligatoire. Non pas qu'elle avait quelque chose contre les individus de race différente. Mais les consignes d'hygiène valaient pour tout le monde et n'étaient plus respectées.
Je l'écoutais d'une oreille en examinant la composition d'un vernis à base de feuille de Tochu et de carotte de Corée censé rendre les ongles plus durs. Cette femme était un vrai moulin à paroles. À la fin d'une journée, au moment où le stress retombait, au moment où la seule chose qui comptait au monde était de marcher pieds nus sur son tapis, de se servir un verre, de s'écrouler dans un fauteuil en regardant une sitcom tandis que la pénombre s'installait dans votre âme, rencontrer Rose était comme de recevoir un grand coup de massue sur la tête.
Enfin, mon caddie se remplissait. Pas le sien. Elle et son mari avaient acheté un 4x4 pour partir en week-end. Elle avait changé ses rideaux. Elle et son mari prenaient de la DHEA depuis trois semaines. Ils avaient fait installer une nouvelle alarme. Cette fois, ils allaient peut-être voter à droite. On lui avait fait une mammographie. Les attentats lui donnaient des cauchemars. Ils versaient de l'argent pour construire une école au Tibet. Ils avaient rencontré Mick Jagger à une soirée. Elle était persuadée qu'une alimentation trop riche en fibres donnait la chiasse. Ils bénissaient le ciel de ne pas avoir de gosses car le futur lui semblait effrayant. Elle avait arrêté tous les laitages.