Et puis tout à coup, au milieu de ce chaos, elle me demande si Franck a fini de mener sa petite enquête. Je la regarde.
«Sa petite enquête à propos de quoi?
– Voyons, tu sais bien. À propos de cette fille.»
Maintenant, elle m'intéresse. Au passage, je suis contente d'apprendre que Franck se confie plus volontiers aux autres qu'à moi. Ça fait toujours plaisir.
«Tu veux parler de Jennifer Brennen?
– Tu n'étais pas au courant?
– Tu parles que je suis au courant. Il s'est mis en tête de m'apprendre mon métier. Tu vois le genre. Sa dernière lubie. Tu parles que je suis au courant.»
Je l'ai emmenée boire un verre à la cafétéria. Le soir tombait. Des lanières de ciel rouge flottaient au-dessus du parking et les lumières de la station-service dansaient dans le crépuscule où s'agitaient des femmes, penchées sur le coffre de leur voiture ou sur un siège pour bébé.
«Tu sais comment ils sont, Rose, ils ne nous disent pas grand-chose. Il faut leur tirer les vers du nez.
– Ils sont atroces, par moments. Ils se croient tellement supérieurs. Mais que veux-tu: il faut choisir entre ça et la rue. C'est comme les droits civiques. Il faut choisir. J'entends des gens pleurer après leurs droits civiques. Mais nous vivons dans un monde tellement dangereux. Tu n'es pas de mon avis?
– Entièrement, Rose. Mais à part ça, qu'est-ce qu'il t'a dit?
– Oh, à moi il n'a rien dit, tu penses. Il en a parlé avec Georges.
– Leurs messes basses. Leurs conneries de messes basses. Ils sont vraiment trop, ma parole. Allez, Rose, raconte-moi.»
Franck m'a aidé à préparer le repas. Je n'ai pas ouvert la bouche. À table, je n'ai pas dit un mot. Je faisais comme s'il n'était pas là.
«Tu es contrariée?» a-t-il demandé en épluchant une pomme.
Je me suis levée pour débarrasser. Sans lui répondre.
Il est venu me rejoindre pour la vaisselle.
«Bon, d'accord. Je n'ai pas été très marrant, ces derniers temps. Pardonne-moi.
– Tu n'es jamais très marrant, d'une façon générale. Tu ne le sais pas?»
Je lui ai sèchement tendu une assiette pour qu'il la rince.
«Tu te crois très malin, n'est-ce pas?
– Voyons voir. Qu'est-ce que j'ai bien pu faire? Tu remarqueras que la fin des cours est proche et que je suis débordé de travail, mais ça ne fait rien, laisse-moi deviner.
– Te fatigue pas. Je viens de parler à Rose.
– Tu viens de parler à Rose. Je vois. Et comme à chaque fois que tu parles à Rose, tu es d'une humeur massacrante. J'aurais dû m'en douter.»
Je l'ai fixé une seconde, puis j'ai tourné les talons après lui avoir demandé de ne pas laisser couler l'eau chaude pendant des heures – vous imaginez Franck rincer la vaisselle à l'eau froide, dites-moi, vous rigolez?
Je me suis déchaussée. J'ai mis mes affaires dans la corbeille à linge et j'ai enfilé un de ces tee-shirts qui m'arrivaient aux genoux et cachaient mes grosses cuisses dont la peau, soit dit en passant, était d'une douceur peu commune. Tilleul et amande, il n'y a pas de secret. Puis je me suis laissée tomber dans un fauteuil.
Je voyais la lune, d'où j'étais. Et quelques étoiles. Les toits de l'université où j'avais été étudiante et où j'étais tombée follement amoureuse d'un professeur qui n'avait pas comblé tous mes espoirs et qui finissait de ranger la vaisselle dans mon dos en cherchant une connerie à inventer pour sa petite femme qu'il prenait vraiment pour une andouille. Il donnait des cours de littérature, à l'époque. Je lui dois Dostoïevski, Hemingway et Nabokov. Et aussi vingt kilos supplémentaires et un séjour à l'hôpital pour une tentative de suicide que j'avais complètement foirée. Je me demande si je suis gagnante. Nabokov, c'est quand même un grand moment, non?
Au moins, il avait passé l'aspirateur. Les poils du tapis rebiquaient encore, offrant leur profil le plus vif, leur couleur éclatante du premier jour. J'ai enfoncé mes doigts de pied dans cette forêt rugueuse et j'ai décidé de prendre les choses d'une humeur égale.
J'ai laissé la parole à Franck:
«Rose commence à m'emmerder. Sérieusement. Si, si. Je commence à croire que tu avais raison à son sujet. Rose est une vraie salope.
– Je te l'ai toujours dit.
– Mais ne t'en fais pas. Je paierai mes dettes avec des cours particuliers. Ils sont tellement mauvais, cette année. Mais le courage, est-ce que ça s'apprend?
– Okay.
– Je leur dis: "Si vous n'avez pas de courage, qu'est-ce que vous venez foutre à mon cours? Vous croyez que c'est quoi, la littérature? Que vous êtes là pour vous amuser?"»
Il a allumé une cigarette. Il a chassé la fumée d'une main. Il a essayé de lire dans mon esprit.
«J'ai raison ou j'ai pas raison?
– Franck. Il y a eu un moment où on se disait les choses. C'était plus simple. C'était beaucoup plus simple. On avait au moins ça.
– Je regrette, mais nous l'avons encore. Je regrette infiniment.
– Mais tu ne m'as rien dit pour cette fille. Tu ne m'as pas dit que tu jouais au détective. Tu me l'as dit? Je crois bien que non, Franck. Je crois que tu ne m'as rien dit du tout.»
Nous nous sommes regardés puis je me suis levée. Je suis allée me servir un verre de coca light. Je lui ai demandé s'il voulait boire quelque chose. J'ai dû tendre l'oreille pour entendre sa réponse. Sa réponse était non, je te remercie. D'une voix tellement faiblarde.
NATHAN
Eve Moravini vivait dans un duplex qui dominait la ville. Elle avait gagné beaucoup d'argent. Suffisamment, en tout cas, pour survivre à deux bonnes années de récession mondiale sans ralentir son train de vie. J'aimais bien me réveiller dans cet appartement. Avant d'épouser Chris, Eve et moi étions de très bons amis – surtout sur le plan sexuel – et j'y venais assez souvent. Je me réveillais dans des draps de marque, doux et soyeux, et Eve actionnait la commande électrique d'immenses rideaux qui s'ouvraient sur les nuages – dix-huitième étage, un ascenseur en loupe d'orme – et les banlieues lointaines baignant dans les brumes matinales teintées d'un rose étrange. J'adorais ça. M'étirer de tous mes membres dans ce luxe scandaleux mais tout à fait supportable. Je me serais très bien vu y finir mes vieux jours.
Je faisais encore des rêves erotiques relatifs à cette période – Eve émergeant de l'escalier intérieur les fesses à l'air et portant un plateau où se bousculaient croissants et petits pains en tout genre (le portier assurait le room service pour une somme époustouflante), jus d'orange fraîchement pressé, excellent café torréfié à l'ancienne, marmelades et fruits au sirop, œufs coque et journal du jour. C'était le bon temps. Un solide appétit, un sommeil de plomb, une sexualité insouciante, l'abondance des produits illicites, la paix sur le territoire et une plaque d'officier de police encore flambant neuve, c'était vraiment au poil. Tout le contraire de cette ambiance morbide que nous connaissons aujourd'hui. Ce sentiment d'insécurité et de régression permanentes qui commence à peser lourd. Mais à qui la faute?
Marc était déjà debout quand j'ai ouvert les yeux, J'ai grimacé en silence dans la lumière du jour en portant une main précautionneuse à ma nuque. Paula était couchée en travers de mon corps.
Je l'ai repoussée délicatement, sans la réveiller. Je suis resté un instant assis au bord du lit, les yeux fermés, très en colère contre moi – mes lendemains de cuite sont toujours très mal vus de ma part. Puis je suis allé rejoindre Marc en prenant conscience du peu de plaisir que j'avais à me trouver là, sans doute à cause de tous mes emmerde-ments actuels. Ou à cause du temps passé – signe que, la quarantaine approchant, on est sur la mauvaise pente.