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Je me suis mis à ouvrir des placards.

«L'aspirine est à ta droite, a fait Marc du haut de son tabouret.

– Je vais être en retard au boulot.

– Mon vieux, y a des chances.

– Oh là là. Je vais être en retard au boulot.»

Paula a fait un bond. Elle m'a cherché des yeux puis a déclaré «Je t'accompagne» avant d'attraper sa robe et de filer vers une salle de bains. J'ai baissé les yeux vers mon verre où s'agitaient deux comprimés effervescents.

J'ai soupiré d'une voix pâteuse:

«Elle veut m'accompagner où?

– Je ne sais pas comment tu t'y prends, avec les femmes. Tu les rends folles.

– Elle veut m'accompagner où? Je vais au boulot.

– Tu aurais dû voir comme elle a pris soin de toi. Demande à Eve. Tu ne tenais plus sur tes jambes.

– Oui, mais qu'est-ce qu'elle veut, au juste? Hein, toi qui la connais. Marc, toi qui la connais. Hein? Parfois je me réveille en pleine nuit et elle est là. À côté de moi. Elle dort à côté de moi. Je ne l'ai même pas entendue entrer et elle est là, avec un bras autour de ma gorge. Putain.

– Et alors? Ça te dérange?

– Est-ce que ça me dérange? Tu me demandes si ça me dérange?

– • Tu en connais beaucoup que ça dérangerait? Mon vieux, tu as un sacré bol. C'est tout ce que j'ai à dire. Personne ne l'a jamais vue comme ça. Je suis fier de toi, tu sais.»

Loin de me réconforter, ses paroles me faisaient mal. J'ai levé les yeux sur Eve qui descendait l'escalier en petite culotte. Seigneur Dieu. Seigneur Dieu, ai-je pensé, est-ce là ce que tu nous réserves? Quand je me remémorais ce corps de femme, ferme et souple, que j'avais manipulé dans le temps. Seigneur Jésus. Et Marc, mon jeune frère, qui se la faisait à présent. Je trouvais ça si triste, d'une certaine manière. Pour l'un comme pour l'autre. Le fantôme d'Eve se tenait à côté de moi, le fantôme de l'Eve que j'avais connue autrefois et nous étions abattus de les voir ensemble et particulièrement au saut du lit, lui en caleçon et elle en culotte de dentelle mauve, le corps humilié par les ans. Je sentais que j'allais avoir très mal au crâne. Je sentais que je ne pourrais pas y échapper.

Eve s'est frotté les yeux puis elle m'a embrassé. Elle se tenait bien droite, la poitrine en avant, mais l'illusion n'était pas totale.

«Nous parlions de Paula, a fait Marc. De Nathan et Paula.

– Elle a besoin de m'accompagner quand je pars au boulot? Non, mais je rêve, j'ai soupiré.

– Chéri, tu as réveillé son instinct maternel. Je ne vois que ça. Je ne vois pas d'autre explication.

– Répète un peu. J'ai réveillé quoi

À ce moment, Paula a surgi de la salle de bains, pleine d'énergie, comme un requin devant de paisibles pêcheurs à la ligne. Elle était prête. Fraîche comme une rose. Depuis mon réveil, je me sentais vieux, je sentais que je fonctionnais au ralenti. Marc avait raison: j'aurais dû me réjouir de ce qui m'arrivait. C'était comme si une jeune actrice à la mode m'avait définitivement choisi parmi la foule qui gémissait à ses pieds et ce, vous l'avez noté, sans que je lève le petit doigt, sans le moindre effort de ma part, et alors que je n'avais rien demandé du tout. N'importe quel crétin se réjouirait d'une telle aubaine. Mais j'étais là, à me poser des questions, à m'interroger sur le sens caché de nos actes, à m'etonner, à ratiociner, à me raidir alors que tout finit par nous emporter d'une manière ou d'une autre.

Seulement, je n'y pouvais rien. Paula, ce n'était pas le moment. Le monde est mal fait.

«Paula, le monde est mal fait. Le monde n'est qu'une source d'injustice dont nous sommes continuellement arrosés. Je tenais à te le dire.

– Tu vas rentrer tard?»

Elle me serrait contre la portière d'un taxi qui filait vers le centre-ville, dans l'ombre mouchetée par le soleil qui passait sous les arbres, et cela semblait suffire à son bonheur. Elle était radieuse.

«Paula, je n'ai pas à te fournir les détails de mon emploi du temps. Entendons-nous bien. Il se peut que je rentre ou il se peut que je ne rentre pas. Que les choses soient bien claires, Paula. Est-ce que c'est clair?

– J'ai envie d'aller lui parler.

– Pardon? Qu'est-ce que tu dis?

– Je crois que je dois avoir une explication avec elle. J'ai envie d'être honnête.

– Quelle explication? Lui expliquer quoi? Ne sois pas stupide. Nous ne l'avons pas encore fait, que je sache. Je suis désolé. Est-ce que nous l'avons fait? Même pas, je suis désolé.

– Ça m'est parfaitement égal. Que nous l'ayons fait ou non m'est complètement indifférent, si tu veux savoir.

– Eh bien, de mon temps, ça se passait autrement, figure-toi. On couchait d'abord et on discutait ensuite. Pardonne-moi d'être aussi vulgaire, mais c'est la vérité. On n'allait pas raconter qu'on était avec Pierre ou Paul tant que ce n'était pas fait. Et aujourd'hui encore, ça me paraît aller de soi. J'estime que c'est la condition minimum. Sinon, on ne s'en sort plus, tu comprends? Sinon, c'est n'importe quoi.»

J'ai fait arrêter le taxi dans une rue transversale. Paula a baissé sa vitre. Je me suis penché.

«Comprends-moi bien, Paula. Je ne suis pas en train de me plaindre de quoi que ce soit. Est-ce que tu saisis? Le monde est mal fait, c'est tout.

– Il est encore pire que ça. Mais tu en connais un autre? Moi non. Alors je fais ce que je peux.

– Je sais bien. On en est tous là. On a envie de s'endormir avec la lumière allumée, pas vrai? Je sais bien. Ne crois pas que tu es la seule.

– Bon. Je vais aller acheter une table.

– Bonne idée. Je viendrai voir ça.

– Une table pour chez toi. J'en ai assez de manger dans la cuisine.

– Hein? Écoute, je n'ai pas besoin d'une table. Si j'avais besoin d'une table, je sais où en trouver. D'accord?

– Je n'ai pas le droit d'acheter une table?

– Non. Ne dépense pas ton argent pour m'acheter une table. Tu m'entends?

– Ne t'inquiète pas pour l'argent. Je gagne de l'argent. Beaucoup plus que toi.

– C'est possible. La question n'est pas là. Je ne veux pas que tu m'achètes quoi que ce soit. Ni table ni chaises ni je ne sais quoi. Je ne veux rien du tout. Est-ce que tu m'as compris?»

Tout en continuant de nous observer dans son rétroviseur, le chauffeur de taxi a déballé un hamburger d'apparence repoussante. Paula me fixait à présent d'un air mi-pathétique mi-revêche. Sa bonne humeur matinale avait tout à fait disparu.

«Et elle? Pourquoi elle a le droit?

– De quoi tu parles?

– Elle a le droit de t'acheter une montre. Je peux t'acheter une montre?

– Je viens de te l'expliquer. Je couche avec elle. C'est ça, la différence. Écoute, Paula, elle était là avant toi. Qu'est-ce que tu veux que je te dise? T'es marrante. Elle est là depuis des mois. On couche ensemble depuis des mois. J'étais avec elle quand tu as débarqué. J'étais pas avec elle?

– Je m'en fous. Je m'en fous complètement.

– Réponds-moi: j'ai dit que j'étais libre?

– Je vais acheter une table.

– Si tu achètes une table, Paula, si tu achètes une table, je la prends et je la balance par la fenêtre. Je te le garantis.

– Je m'en fous.»

Elle a demandé au chauffeur de démarrer. «Paula, je te préviens. N'achète pas une table. Sinon, elle finira sur le trottoir. J'en fais le serment.

– Je m'en fous.»

Elle avait la tête dure comme de la pierre. Butée comme trente-six cochons. Elle m'a regardé par la vitre arrière tandis que le taxi s'éloignait en crachant un jet de fumée blanche. C'était vraiment pénible. J'étais pourtant sympa avec elle, la laissant aller et venir chez moi comme elle voulait et même dormant sur le côté, lui faisant de la place dans mon lit sans le moindre commentaire. Et qui donc l'accompagnait dans ses clubs privés, qui donc l'accompagnait dans ses soirées démentes et se laissait présenter à ses amis – des mannequins, des acteurs, des flippes, des tarés – sans broncher? Et elle me remerciait comment?