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«Son père en avait plein le cul. Non, crois-moi, elle le rendait fou.»

Combien de fois Vincent l'avait-il embarquée pour éviter un esclandre – elle surgissait dans le hall d'un hôtel où se croisaient des ministres, forçait les portes d'une réunion, se débrouillait pour pénétrer dans une soirée de gala et se mettait à invectiver son père avant qu'on ne la sorte en vitesse -, combien de fois? Sans parler des pires endroits où on la retrouvait ivre, clamant qu'elle était Jennifer Brennen, la fille du négrier, la fille du profiteur, du trafiquant, du spéculateur et qu'on pouvait la baiser, elle, Jennifer Brennen pour vingt petits euros alors que son père baisait des milliers de gens dans les sweat-shops pour le même prix. Est-ce que je voyais l'ambiance? Est-ce que j'imaginais les suées que cette fille provoquait dès qu'elle débarquait dans les parages?

J'ai hoché la tête. Des femmes d'un certain âge commençaient à tourner autour de nous. Un type me clignait de l'œil, à l'autre bout du comptoir. Ses mains tremblaient autour de son verre. Je le regardais sans le voir, pensant à cette fille, Jennifer Brennen, qui m'avait fait une si bonne impression, et aussi ravitaillé en bon alcool, et aussi sucé deux ou trois fois quand je me sentais désœuvré et seul et qui avait eu la gentillesse d'échanger quelques paroles avec moi, de me consacrer un peu de son temps alors que sa vie était si compliquée, si tumultueuse et peut-être vraiment lourde à supporter. Je ne voulais pas que sa mort reste impunie. J'avais envie de lui dire que j'étais là.

J'ai souri à Vincent:

«Vincent, mon vieux, j'espère que tu comprendras que je dois vérifier ton alibi.»

Il m'a souri à son tour:

«Hé, toi. On dirait que tu n'as pas changé. Toujours sur le pont.

– Remarque, c'est pas tant celui qui l'a butée qui m'intéresse, que celui qui l'a fait buter. Mais je dois faire mon boulot. Passer mon temps à vérifier les choses. Ce n'est pas le plus agréable, dans ce métier. C'est beaucoup de paperasse. Pour un salaire, entre parenthèses, qui te ferait doucement rigoler.

– J'étais chez ma mère, figure-toi.

– Tu as de la chance d'avoir encore ta mère.»

J'ai inscrit sa déclaration dans mon carnet, satisfait d'en avoir noirci quelques pages supplémentaires dont, malgré tout, l'utilité ne me semblait pas encore évidente. D'un point de vue littéraire, s'entend. Mais au fond, ça ne me coûtait pas grand-chose. Je me suis demandé si Jack Kerouac prenait des notes.

«Pourquoi tu ne t'achètes pas un petit dicta-phone? s'est renseigné Vincent.

– Pourquoi je n'achète pas un petit dictaphone? Eh bien, je vais te le dire, pourquoi je n'achète pas un petit dictaphone. Certaines choses n'ont rien à faire avec la technologie. Certaines choses se grandissent en résistant à la technologie. Crois-moi.»

Vincent n'avait pas changé. Son allure extérieure avait changé mais il demeurait le crétin que j'avais coincé sur les toits, le crétin que j'avais bien assez croisé sur ma route – a mesure que le temps passe, dans mon métier, on finit par croiser les mêmes têtes, on se dit tiens, encore lui, et on ne se sent pas rajeunir. Vincent n'avait pas changé, ce crétin. Il me considérait d'un regard complètement dénué d'expression.

«Tu ne comprends pas ce que je te dis, n'est-ce pas, Vincent? Pour toi, le monde se résume à ce que tu vois, n'est-ce pas? Est-ce que c'est réellement supportable, je ne sais pas.»

J'ai refermé mon carnet en gratifiant mon homme d'un sourire amical, quand j'ai senti une main glisser sur mes fesses.

Je me suis retourné pour découvrir le type qui me clignait de l'œil, tout à l'heure. Il avait des cheveux couleur paille, un front luisant, des petits yeux clairs, un nez normal, une bouche, un menton pointu, des oreilles rouges et translucides et un air passablement ahuri, vous voyez le genre? On l'aurait bien vu dans une foire, avec les stands illuminés dans son dos et la Grande Roue qui darde ses rayons, relevant le col de son imperméable, assassin ou victime, on n'aurait pas su le dire. Vous voyez le genre?

Je lui ai expliqué que j'étais hétérosexuel. Que je ne pouvais tenir certains attouchements du temps de ma jeunesse pour très éclairants.

«Je disais ça, moi aussi, m'a répondu le gars.

– Vous cherchez à me faire peur? C'est ça?

– Toi. Le pédé du cul. Toi. Pauvre flotte. Retourne dans ton coin, pédé du cul», a grogné Vincent à l'adresse de notre homme.

Qui est rentré dans sa coquille et s'est tenu tranquille au bar.

Je me suis tourné vers Vincent:

«Tu fais preuve d'un peu d'humanité, de temps en temps? Est-ce que ça t'arrive?

– Pour quoi faire?

– Tu aimes les sushis?»

Pas des masses. Pas des masses, des masses. Ce sont ses termes. J'aurais préféré qu'il aimât les sushis, c'est entendu. On souhaite de tout son cœur que du chaos s'élève une pure mélodie, que la mécanique soit parfaite, que tout tienne dans un sac dont on refermerait les cordons en remerciant le ciel de nous avoir fourni les éléments du puzzle et que ça tombe au poil, mais c'est très rare. Il y a toujours quelque chose qui coince. En général, il est inutile de s'en préoccuper – au moins dans un monde qui branle sur ses bases.

Comme nous sortions, le type a fracassé une bouteille sur le crâne de Vincent. Alors que j'étais content que ma journée soit finie. Alors que je poussais la porte et me réjouissais de sortir d'un air vicié, la douceur de la nuit effleurant déjà mon visage.

Eh bien, j'y étais encore une heure plus tard. À attendre l'ambulance et le fourgon dans un bar déserté avec un spécial Britney Spears sur MTV – je ne voyais pas très bien l'intérêt d'enfiler un string par-dessus un pantalon quand on a déjà une bouche en forme de sexe (la raison pour laquelle elle chantait si mal?) et un air de salope intégrale. La tête en sang, Vincent gémissait sur une chaise. J'avais menotte l'autre à un tuyau du chauffage central. J'étais fourbu.

Installé dans le fond, devant un dernier verre, je mesurais combien les rapports entre les gens s'étaient dégradés, dans l'ensemble. Entre les différentes communautés, sexuelles ou religieuses. Ils s'embrasaient à la moindre étincelle. Pour preuve, la dernière gay pride qui s'était transformée en émeute et la recrudescence des conflits frontaliers dont on avait cessé d'établir le compte. Oui, l'avenir était sombre. Les forêts étaient en feu. Les eaux étaient polluées. Dieu nous avait abandonnés.

Reprenant ses esprits, Vincent a demandé ce qui s'était passé mais je n'ai pas eu le cœur de lui répondre. Et puis, il avait toujours sa mère. Lui, il n'était pas orphelin.

Au retour, je me suis arrêté pour manger une saucisse sur le trottoir, en compagnie de deux collègues en uniforme qui entamaient leur ronde. Essentiellement, nous avons parlé du scandale que constituait le gel de nos points de retraite et de la tyrannie de nos femmes – celle de Roger, un solide rouquin dont la brutalité était notoire, lui avait imposé une vasectomie en le menaçant d'une grève sexuelle illimitée qui avait duré six mois.

Sortant de la boutique d'un tatoueur située juste à côté, deux filles d'à peine vingt ans, effrontées, tondues, hilares, nous ont montré leurs cuisses qui s'ornaient à présent de ravissants codes-barres indélébiles. Nous les avons félicitées. Un peu plus loin, des gens se glissaient dans des cartons, d'autres s'étendaient simplement sur le sol, entre les piles du métro aérien dont les vibrations se répercutaient jusque sous nos pieds. La circulation était dense, étouffante. L'air avait une odeur de gras et de sucré, un nuage invisible que fendaient des emmerdeurs en skates ou des chieurs en patins à roulettes, les pouces glissés sous les sangles de leur sac à dos, dans cette posture tellement ridicule et désuète qu'on les croyait partis en randonnée pour le Tyrol avec des slips kangourous de rechange ou de bonnes vieilles culottes de coton flasque parfumées à l'eau de Javel. Bizarrement, les arbres semblaient en bonne santé et se dressaient vers un ciel sans nuages, d'un noir assez beau, d'un noir de juin comme il en poussait à des températures proches d'une douce canicule, ce noir-là, ce noir qui nous tenait sous sa cloche tandis que mes amis et moi étions plantés au cœur de la ville, de cette ville que je n'aurais pu quitter malgré tout, de cette ville que j'acceptais malgré tout, car entendez-moi bien, je veux parler de cette relation particulière que j'entretiens avec elle en tant qu'officier de police, en tant que citoyen et en tant qu'homme, cette relation qui fait que je ne pourrai jamais la détester malgré tout, et non seulement ça, mais qui fait que je lui pardonne toutes les horreurs qu'elle étale sous nos yeux. Nous avons bu quelques bières – mes amis se planquaient derrière un buisson planté à l'angle de la rue, derrière un grillage qui penchait de côté et soulevait une partie du trottoir d'où jaillissaient des herbes folles. Nous avons grillé quelques cigarettes. J'étais fourbu. Mais j'étais toujours d'accord pour échanger trois mots avec des collègues quand je rentrais chez moi, quand la nuit était tombée et que je leur passais le relais. Je ne suis pas sûr que vous puissiez comprendre. Quand je rentrais à la nuit tombée, fourbu, avec du sang sur ma chemise – rarement le mien, c'est un fait, mais j'avais de sacrées notes de teinturier, le sang de mes semblables me coûtait cher.