«Tu m'entends, Paula? Allô? Je ne t'entends plus. Paula? Merde. Je suis dans un tunnel, Paula.» Je raccroche.
Au kilomètre 27, la voie est toujours libre. Aucune lueur de phares à l'horizon. J'essaye d'avoir une pensée pour Jennifer Brennen, cette pauvre fille, une autre pour Wolf- même s'il n'est qu'une victime indirecte -, pour me mettre un peu dans le bain. J'ai une pensée pour Marie-Jo. Une petite pour Franck. Je pense à Chris, bien sûr. J'accélère un peu pour me rapprocher de Paul Brennen. Nous traversons un vague sous-bois aux remblais couverts de bruyère, nous longeons un pré argenté sous la lune, du maïs, un champ de tournesols, et j'aperçois enfin le virage que j'attendais. Sans ce virage, la route s'envolerait vers le ciel.
J'accélère alors de plus belle, je déboîte, et je me porte à la hauteur du Paul Brennen en question.
Je le regarde. Il me regarde.
Puis je le dépasse et me rabats violemment de son côté. Les tôles se froissent. Le choc est rude. Le résultat instantané. L'Audi percute les barrières de sécurité, les enfonce comme du fer-blanc et c'est la chute. Sa carcasse est en aluminium.
Une semaine plus tard, je constatais une chose le monde était débarrassé de Paul Brennen, mais ça ne se sentait pas. Autant le dire franchement. Il semblait que tout le monde s'en fichait.
Cela ne signifiait pas que je regrettais mon geste. Ni que j'en attendais des miracles. Mais j'avais le sentiment que lorsque certaines choses doivent être faites et qu'elles sont faites, le monde devrait aller mieux. Au moins devrait-on y voir plus clair.
Personnellement, j'étais soulagé. C'était un poids. Mais ça ne m'empêchait pas de rester assis, la tête entre les mains, sans être plus avancé.
Je suppose qu'il y a des brouillards qui sont comme les neiges éternelles.
Parce Que j'avais la conviction que les choses pouvaient s'arranger avec Chris, vu la nouvelle conjoncture, mais d'autre part elles s'accéléraient avec Paula
Marie-Jo me disait: «Qu'est-ce que t'as? Hein, qu'est-ce qui va pas?»
Avec moi, elle gardait les sourcils froncés. Elle ne voulait pas que je la touche. Elle m'interrogeait sur un ton peu aimable. Je l'aimais toujours autant qu'avant mais elle ne semblait pas en avoir conscience. Une femme qui m'avait sauvé la vie à tant de reprises, comment aurais-je pu ne pas l'aimer?
Elle était bleue, verte et jaune. Rose et blanche, par endroits. Les veux injectes de sang. Elle était recousue, transfusée, plâtrée. Elle avait perdu quelques dents. Nous lui apportions des fleurs qu'elle considérait d'un œil fixe, des aliments écrasés qu'elle avalait avec une paille, des mots croisés qu'elle jetait. Derek abandonnait son salon pour lui rendre visite, Rita passait des après-midi entiers auprès d'elle, Franck était là tous les soirs. Chris venait quelquefois, et même Paula.
Je ne savais pas ce que ces deux-là lui racontaient, mais elle n'était pas bête. Elle savait très bien ce qui n'allait pas. Elle savait très bien ce qui m'obsédait. Mais nous n'en parlions pas directement, ou alors je niais tout en bloc.
J'avais peur de lui faire mal.
Quand on a pu la sortir, je la trimbalais, je la pilotais dans les rues, je lui faisais prendre l'air, je l'emmenais au parc.
L'enquête à propos de la mort de Paul Brennen avait été confiée à des types qui n'auraient pas reconnu leur mère sur un site porno ou durant une soirée en famille, si bien que je n'avais pas à m'in-quiéter de ce côté-là, pas même besoin d'y mettre mon nez pour brouiller les pistes et l'on s'acheminait tranquillement vers un décès accidentel. Je m'étonnais de voir à quel point tout était si facile. Il y avait tellement de failles dans le système, tellement de faiblesses et d'incompétences.
«N'empêche que c'est moi qui avais raison, m'a-t-elle déclaré pendant que je la poussais par monts et par vaux dans un écrin de verdure ceint d'un écran d'arbres au-dessus duquel se dressaient de hautes façades lumineuses. Tu aurais pu me dire: "Marie-Jo, je te dois des excuses. Marie-Jo, c'est moi qui me suis trompé." Mais j'attends toujours. C'est pas très sympa de ta part. C'est même pas gentil du tout.»
Je venais de me casser le nez devant la porte de Chris qui avait dû partir en week-end sans m'en avertir et je m'étais claqué un muscle en soulevant des poids dans la nouvelle salle où Rita m'avait traîné après m'en avoir longuement cassé les oreilles. Mais il faisait bien beau, malgré tout. Hein, le ciel était compatissant. Nous avions au moins ça. Des enfants qui jouaient au ballon, des oiseaux qui volaient. La température qui avait agréablement baissé de quelques degrés et la ville qui se dressait dans l'air tiède avec les narines frémissantes.
«Je croyais que ça allait de soi, ai-je fini par lui répondre tandis que des jeunes cadres tombaient leur veston et s'allongeaient sur l'herbe avec un sandwich. Ça allait de soi, non?»
Il y avait aussi des jeunes cadres avec des jupes courtes et des chemisiers fraîchement repassés et des lunettes de soleil. Cependant, Marie-Jo insistait.
«Mais ça t'ennuie de me dire que j'avais raison? Est-ce que c'est si difficile?
– Non, tu me connais mal.
– Tu crois? Je ne suis pas sûre de te connaître aussi mal que ça.»
Naturellement, s'il y en avait une qui se doutait de quelque chose, c'était Marie-Jo. Mais je n'avais pas envie d'en parler.
«Tu es tellement têtu, elle a ajouté. Tu es tellement buté, par moments. Ce que tu ne veux pas voir, tu ne le verras jamais.»
Je n'ai rien répondu. Pendant qu'elle fermait les yeux et prenait le soleil, j'ai appelé Chris pour savoir où elle était et je suis tombé sur sa boîte vocale. Je me suis éloigné de Marie-Jo pour laisser un message. «Allô, Chris? C'est moi. Tout va bien. Je ne sais pas où tu es, figure-toi. Je suis avec Marie-Jo. Je l'emmène récupérer ses affaires. Tout va bien, de ton côté? Tu sais que tu peux me joindre quand tu veux. Je n'ai pas besoin de te le dire. Bon, nous sommes samedi matin et il est 13 heures 48. Marie-Jo t'embrasse. Je suis passé regarder la machine à laver, mais ça sera pour une autre fois. Ça sera quand tu veux. Ever. Pardon, excuse-moi, pardon. Je voulais dire over, pas ever. Je voulais dire que le message était terminé. Over.» Un instant, je me suis demandé si je l'avais fait exprès ou non. Difficile de trancher.
Je n'avais pas annoncé que ça finirait mal entre Francis Fenwick et moi?
Ce n'est pas moi qui l'ai cherché. Je me faisais même tout petit, ces derniers temps. Je me faisais oublier. J'allais lui lécher le cul quand j'en avais l'occasion. Mais j'avais affaire à un cyclothymique. Vous savez ce que c'est, quand on est affligé d'un chef qui vous a comme un os en travers de la gorge. Ça se voit assez souvent.
Alors on est là, avec Marie-Jo, on est en train de ranger ses affaires, et le voilà qui débarque pour m'annoncer que je vais passer devant le conseil de discipline pour encore cette histoire que je n'aurais pas dû tirer dans les genoux de Ramon.
«Écoutez, je lui dis. Nous pourrions peut-être en parler plus tard.»
Marie-Jo était en train de passer un sale quart d'heure. Nous mettions ses affaires dans des boîtes. Certains venaient lui toucher l'épaule, des femmes l'embrassaient sur la tête puis disparaissaient C'était dur. Je la voyais serrer les dents, plisser le front, ouvrir ses tiroirs comme des caveaux puis regarder dans le vague, les lèvres pincées. C'était vachement dur pour elle. Il fallait s'appeler Francis Fenwick pour ne pas s'en apercevoir.
«On n'en parle pas plus tard, qu'il me fait. On en parle maintenant.»
Mais quelle mouche l'avait piqué?
«Non, Francis. Plus tard. Marie-Jo est en train de rassembler ses affaires. Alors, plus tard. Ayons un peu de décence, voulez-vous?»
C'est ce mot, décence, qui ne lui a pas plu. Mon air méprisant, peut-être. Je ne savais pas s'il me soupçonnait de quoi que ce soit – Paula se mélangeait si facilement avec les dates que j'avais un alibi en béton. Non, ou alors c'était d'une manière générale. Il me soupçonnait a priori, de n'importe quoi. Quelque chose en moi lui semblait louche. Définitivement. Il m'aimait bien une minute, mais le reste du temps, j'étais de nouveau sa bête noire.