Aujourd’hui encore, et tout le saint-frusquin renvoie à tout ce que l’on n’a pas cité et qu’on laisse imaginer. Et avec Frusquin, Glinglin ou Nitouche*, on peut s’inventer une hagiographie des plus comiques.
« Gervaise aurait bazardé la maison […] Tout le saint-frusquin y passait, le linge, les habits, jusqu’aux outils et aux meubles. »
Au fur et à mesure
Quelle formule illustre mieux que celle-ci le fait qu’on peut employer fréquemment une expression sans connaître le sens des mots qui la composent ? Qui, aujourd’hui, est capable d’expliquer cet énigmatique fur ?
Il est en effet difficile de faire le lien avec le forum antique, centre de la vie publique, place du marché et lieu de promenade, carrefour de la vie politique, religieuse et judiciaire. Le côté juridique se retrouve dans for*. Sa fonction commerciale donnera au mot latin forum le sens de « affaires qui se font au marché », puis en latin médiéval celui de « prix, valeur (d’une marchandise) ». L’ancien français fuer, « prix, taux », se rencontre notamment dans à nul fuer « à aucun prix, en aucune façon » et dans la formule al fuer de, utilisée dans les contrats de vente.
L’expression au fur (de), « à proportion (de) », était courante, mais son sens s’est peu à peu perdu. Au XVIIe siècle on prend l’habitude de lui adjoindre et à mesure, qui l’explicite non sans créer une redondance, que Littré commente en ces termes : « C’est à la vérité un pléonasme, mais il est consacré par l’usage, et il conserve ce vieux mot de fur, effacé partout ailleurs. On remarque que ce pléonasme est assez récent ; dans le XVIe siècle, on ne dit que au fur, sans y joindre mesure. Mesure aura été joint quand, le sens de fur s’étant obscurci, on l’a complété par l’addition d’un mot usuel et compris. » De nos jours, le pléonasme n’est plus perçu, et pour cause, puisque fur n’apporte plus aucune information.
Comme quoi un pléonasme peut devenir, aujourd’hui et au fur et à mesure de l’évolution de la langue, une expression courante, tout en gardant le mystère de ses origines !
« Une locomotive, roulant sur les rails de la veille, apportait les rails du lendemain, et courait à leur surface au fur et à mesure qu’ils étaient posés. »
G
Amuser la galerie
« La ligne courbe amuse la galerie, mais ne l’instruit pas », écrivait Baudelaire dans ses Conseils aux jeunes littérateurs, prônant un style qui va droit au but. En d’autres termes, il met en garde contre la tentation de faire l’intéressant en usant d’afféteries. Amuser la galerie, on s’en doute, n’est pas faire le pitre dans une galerie d’art. Mais alors, d’où vient cette expression ?
L’origine du mot galerie est étrange et mystérieuse. Il nous vient de l’italien galleria qui trouve son origine dans la galilaea, désignant le porche d’église de monastère, littéralement une « Galilée », qui est le lieu où se tient le peuple à convertir (par opposition à l’église elle-même). Galilée est dans la Bible le pays qui se distingue de la Judée, patrie du peuple élu. En français, la galerie fut un lieu servant d’accès ou de poste d’observation et, au XVIe siècle, celle des salles de jeu de paume était une longue allée couverte d’où l’on suivait et commentait la partie. On se préoccupait de l’opinion de ceux qui regardaient les joueurs et on pouvait faire appel à eux pour juger un coup litigieux. De là à désigner tout endroit où se tiennent des spectateurs, puis le public lui-même, il n’y eut qu’un pas — franchi au XVIIIe siècle. On dit alors qu’on s’agite pour la galerie, mais on pouvait aussi faire galerie, tenant alors le rôle de témoin passif.
Le jeu de paume disparaît, et ceux qui cherchent à séduire un public commencent à amuser la galerie. Le Dictionnaire de l’Académie relève en 1835 : « Il se dit encore, figurément et familièrement, du monde, des hommes considérés comme jugeant les actions de leurs semblables. Je ne me soucie point d’amuser la galerie. On doit faire le bien, sans s’occuper de la galerie. » Depuis, amuseurs, plaisantins et autres boute*-en-train du spectacle n’ont plus besoin de connaître les règles du jeu de paume pour amuser la galerie.
galerie
[ galʀi ] nom féminin
ÉTYM. 1316 ♦ italien galleria, du latin médiéval galeria […]
4. (d’abord au jeu de paume) Emplacement réservé aux spectateurs ; les spectateurs eux-mêmes. […]
Vouer aux gémonies
Ça ne se dit pas tous les jours, mais enfin, lorsqu’on a envie d’accabler quelqu’un, de le « stigmatiser », mot à la mode, c’est une expression chic, qui donne à penser qu’on a une solide culture classique. Car le mot gémonies, sans rapport avec hégémonie, qui commence comme gémir et dont la fin peut paraître dé-moniaque, est en lui-même une petite leçon de droit criminel antique, et précisément romain.
En latin, gemoniæ, au pluriel, signifie « gémissements », et l’expression gemoniæ scalæ « l’escalier des gémissements » s’appliquait à l’endroit sinistre où l’on exposait les corps des condamnés étranglés, avant de les jeter dans le Tibre. Quand on commence à en parler au figuré — c’est le cas du poète Lamartine — on a en tête cet équivalent horrible du gibet. Vouer traîner, mettre quelqu’un aux gémonies, c’est dire qu’il ou elle est digne non seulement d’être condamné, mais supplicié et exposé au mépris horrifié du public. Autant dire que le droit pénal moderne, un peu plus humain, n’est pas en cause.
Oubliées les rigueurs impitoyables de la justice romaine, avec ses pals et ses croix, les gémonies sont devenues pour nous un lieu abstrait, peut-être imaginaire, une sorte d’enfer. On ne peut pas les prendre très au sérieux, mais, l’horreur du traitement n’étant plus ressentie, le mot a gardé de la force — et du mystère. Quand on voue aux gémonies un adversaire, quelqu’un que l’on déteste, c’est pire que de l’envoyer au diable.