Avoir la science infuse
Il ne suffit pas d’avoir macéré dans les allées des bibliothèques et les couloirs des universités pour avoir la science infuse : le savoir, contrairement au thé, ne se diffuse pas ainsi et, sans ouvrir un livre, il y a peu de chance que l’esprit y trouve profit.
Pourtant, l’infusion de verveine des soirées d’hiver et la science infuse ont même origine : le verbe latin fundere signifiant « verser ». Autre point commun : les deux mots viennent du vocabulaire théologique. L’adjectif infus qualifie ce qu’on pensait « répandu naturellement dans l’âme ». On parlait de don infus ou de vertu infuse. L’infusion était la pénétration dans l’âme des facultés et de qualités remarquables.
Si le mot infusion se porte assez bien, l’adjectif infus a disparu, sauf dans science infuse. Cette expression, vieille de deux siècles, désigne à l’origine une connaissance innée, obtenue sans étude ni expérience. Seul Dieu, pensait-on, pouvait infuser au jeune Mozart le génie de la musique. L’expression renvoie en effet à la connaissance qu’Adam reçut lors de sa création, au souffle divin, à l’Esprit.
Qui dit aujourd’hui avoir la science infuse prétend tout savoir sans avoir jamais rien appris : la référence religieuse n’est plus perçue et l’expression s’emploie ironiquement. La suite de l’histoire est connue : pour avoir goûté le fruit de la connaissance, Adam et Eve se coupèrent de cette inspiration divine et furent chassés du jardin d’Éden. Ainsi s’explique — parmi quelques autres conséquences fâcheuses — la nécessité d’acquérir le savoir à la sueur de son front.
« Une génération qui, croyant avoir la science infuse, se dispense de rien étudier. »
J
Un(e) faux jeton
L’affaire des jetons est ancienne. On a dit d’un vieillard, pour peu qu’il fût entêté et obtus, que c’était un vieux jeton. Mais l’expression a elle-même pris de l’âge. En revanche, on dit toujours d’un hypocrite que c’est un faux jeton. On en fait même un adjectif et le bon oncle Gabriel de la gamine Zazie dit dans le célèbre récit de Raymond Queneau : « il était même un peu faux jeton sur les bords, votre Jules ? »
On sait bien — ou l’on croit savoir — ce qu’est un jeton, pour peu qu’on aime les jeux de hasard. Les jetons et les plaques, au casino, ne sont ni des billets ni des pièces d’argent ou d’or, mais ils les représentent. Ce sont donc toujours de faux signes monétaires, qui n’ont aucune valeur hors du cadre du jeu.
Au début du XIXe siècle, la valeur fictive des jetons par rapport aux pièces a suscité l’expression faux (ou fausse) comme un jeton, employée pour qualifier un menteur ou une menteuse. Mais la langue est économe et se contente parfois de l’inexactitude des raccourcis : pour faire court, on a traité plus brièvement les hypocrites de faux jetons.
Avec cette ellipse, l’expression devient absurde et trahit son origine : on qualifie de faux ce qui est déjà une fausse monnaie. C’est le vrai jeton qui ne vaut que ce qu’il est, du carton, du plastique, du caillou, des haricots. Peanuts, quoi ! Ce qui donne raison à Cocteau, qui disait d’un fieffé menteur : « c’est un vrai jeton ! »
« Est-ce qu’ils n’avaient pas convenu de toute cette mise en scène quand ils étaient restés seuls en face l’un de l’autre, avec ce faux jeton de docteur Schmitt ? »
Être vieux jeu
Dire de quelqu’un qu’il est vieux jeu, c’est une manière polie de le traiter de ringard. Les anciennes générations sont parfois dépassées par les jeux de leurs descendants et par les mots qui en parlent : les consoles, les jeux en ligne et les applis ludiques des téléphones dernière génération ont depuis longtemps renvoyé le jeu de l’oie et les petits chevaux au rayon des antiquités. Mais ce n’est pas de ces jeux-là qu’il est question.
Le mot jeu a de nombreuses acceptions. En tant qu’activité réglée, il s’emploie dans le domaine du théâtre, désignant la manière dont un comédien interprète un rôle, le jouant bien ou mal. On appelle jeu de scène l’ensemble d’attitudes qui concourent à un effet scénique. Ce jeu, comme toute technique, évolue. Il peut donc être nouveau ou vieux.
La formule, d’abord apparue sous la forme c’est le vieux jeu, a dû s’appliquer à la manière de jouer des vieux comédiens, à base de plaisanteries éculées, ou bien à la manière ancienne, celle qui ne fait plus rire, qui semble désuète et ridicule. Du jeu à l’ancienne mode, l’expression, hors de tout spectacle, s’est appliquée aux habitudes de vie ou de pensée surannées ou aux manières datant d’une époque révolue.
Le vieux jeu est donc « passé de mode ». Mais comme la mode, nous affirme Jean Cocteau, peut se définir comme ce qui se démode, on est toujours le vieux ringard d’un plus jeune, qui le deviendra. Et on n’ose pas parler de jeune jeu, sans doute pour éviter l’allitération.
« Il est assez amusant, avec sa manière de parler un peu vieux jeu, un peu solennelle. »
L
À tire-larigot
Un homme politique en campagne organise des réunions à tire-larigot pour se faire connaître. Un auteur qui publie à tire-larigot est prolifique. Des amateurs de vin boivent à tire-larigot s’ils vident de nombreuses bouteilles, se rapprochant sans le savoir de l’origine de l’expression. Les contextes sont variés. Que signifie ce curieux larigot qui, une fois tiré, évoque l’abondance ?
Il ne s’agit ni d’une déformation de haricot, ni d’un cousin de à gogo, qui signifie aussi « abondamment ». Le larigot était une petite flûte rustique, une variété de pipeau. L’instrument a aujourd’hui disparu, mais son nom désigne encore un des jeux de l’orgue dont le son rappelle celui de ce flûtiau. Quant à l’origine du mot, elle est mystérieuse. On sait seulement qu’il figure dans des refrains de chansons, comme ce « Larigot va Larigot », d’un poème de Christine de Pisan, au XVe siècle.
L’expression à tire-larigot semble donc née du refrain d’une chanson à boire. La formule apparaît dans boire à tire-larigot, « boire d’un trait, en vidant une bouteille après l’autre ». En sifflant les bouteilles, comme on dit. Ce rapprochement entre la musique et les plaisirs du vin n’est pas rare et flûter, au sens figuré, s’est dit jadis pour « boire beaucoup ». Au XVIIe siècle, le Dictionnaire universel de Furetière rappelle que boire à tire-larigot avait pour synonyme « jouer de la flûte de l’Allemand, par comparaison à ces verres longs et étroits dont les Allemands se servent dans leurs débauches, qu’ils nomment flûtes. » Les Allemands ont bon dos.