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– Soit! fit Tanneguy en réprimant un mouvement d’impatience, vous vous obstinez à ne pas comprendre le sens très-clair de mes paroles, eh bien! je parlerai avec encore plus de clarté… Écoutez moi donc, maître mendiant, et retenez bien surtout ce que je vais vous dire, car je vous l’assure, il pourrait vous en coûter cher de l’oublier.

En parlant ainsi, le vieux Breton serrait son peu-bas dans sa main crispée; ses sourcils se fronçaient, et ses regards lançaient d’ardentes étincelles.

Éric cependant suivait chacun de ses mouvements avec une impassibilité vraiment remarquable.

Tanneguy reprit:

– Il m’est revenu, dit-il d’une voix ferme et brève, que vous ne vous contentiez pas, dans vos courses de vagabond, d’implorer la charité publique, et que vous ajoutiez encore à ce métier celui d’espion et de calomniateur.

– Moi? fit Éric, qui se sentit pâlir malgré lui.

– Vous! poursuivit Tanneguy, vous, Éric, le mendiant!… Et ce qu’il y a peut-être de plus lâche et de plus infâme dans ce rôle que vous jouez, c’est que vous vous gardez bien de vous en prendre à ceux qui pourraient vous faire taire en vous châtiant, ou se venger en vous tuant, et que vous vous attaquez de préférence à des enfants qui n’ont d’autre défense que leurs larmes, ou d’autre refuge que leur silence!

La physionomie de Tanneguy avait revêtu, pendant qu’il parlait, un caractère particulier d’ardente colère qui parut inquiétant à Éric.

Toutefois, il surmonta cette inquiétude passagère, et essaya un sourire modeste.

– On vous a trompé sur mon compte, monsieur Tanneguy, répondit-il; je vas et viens à travers le pays, vivant des aumônes de tous, et l’idée ne m’est jamais venue de dire du mal de ceux qui me donnent!… Sans doute j’apprends et je vois beaucoup de choses en voyageant ainsi, et quand je rentre le soir dans ma pauvre cabane, j’ai souvent la mémoire bien plus remplie que ma besace; mais je prends le bon Dieu à témoin que jamais il ne m’est arrivé de raconter ce que j’apprenais ou ce que je voyais…

– Cependant on me l’a dit… objecta Tanneguy.

– On vous aura trompé, repartit le mendiant qui reprenait peu à peu toute son assurance, et voyez-vous, ajouta-t-il avec une sorte de complaisance nonchalante, il y en a qui m’aiment au pays et il y en a qui ne m’aiment pas… Les uns disent du bien de moi, les autres disent du mal… c’est une chose qu’on ne peut pas empêcher, monsieur Tanneguy, et quand on a la conscience honnête, et qu’on croit n’avoir rien à se reprocher, on va toujours son chemin, sans s’inquiéter des mauvaises gens, et des mauvais propos…

Tanneguy s’arrêta à deux pas d’Éric.

Les paroles du mendiant ne l’avaient pas calmé, ses sourcils s’étaient rapprochés, ses dents mordaient ses lèvres avec une fureur mal contenue.

– C’est bien, dit-il d’un accent impérieux et comme s’il eût voulu imposer silence au mendiant, c’est bien, tu n’es pas coupable… tu n’as rien dit, on m’a trompé… puisque tu l’assures, je te crois; je ne veux plus parler de ce qui est arrivé, je veux seulement te donner un avertissement pour l’avenir!… Il est possible que quelqu’un te paye pour venir espionner ce qui se passe chez moi, mais c’est une chose que je ne puis souffrir davantage, et que j’ai la ferme intention d’empêcher.

– Et comment donc cela? interrompit Éric avec un sourire presque moqueur.

– En te défendant d’approcher de la ferme, répondit Tanneguy.

Éric haussa les épaules:

– Est-ce que ça se peut, ça? dit-il en jouant avec son bâton; je vais à Lanmeur tous les jours, et il n’y a que le bon Dieu qui puisse m’empêcher d’y aller.

– C’est ce que nous verrons, fit Tanneguy, qui s’enivrait peu à peu de sa propre colère.

– Oh! c’est tout vu!…

– Tu viendras?

– J’irai!…

– Même si je te le défends?…

– Surtout si vous me le défendez.

– Misérable! s’écria Tanneguy.

Et sa figure prit aussitôt une expression terrible; ses yeux s’injectèrent de sang, et il leva son bâton noueux sur la tête du mendiant.

Ce dernier n’avait pas bougé; seulement sa main s’était doucement glissée dans la besace qui gisait à ses côtés, et il en retira un instant après une sorte de mauvais pistolet de poche qu’il y tenait constamment caché.

Cependant, la colère de Tanneguy semblait s’être éteinte aussi vite qu’elle s’était allumée, et son arme demeura un moment suspendue sur la tête d’Éric, sans qu’il pût se résoudre à la laisser retomber.

Mais lorsqu’il aperçut le mouvement du mendiant, quand il vit que sa main s’était armée tout à coup du pistolet qu’il venait de retirer de sa besace, et qu’il paraissait disposé à en faire usage, sa colère se ranima instantanément, ses mains se crispèrent et d’un coup de peu-bas vigoureusement appliqué, il fit tomber à ses pieds le pistolet du mendiant.

Éric fut comme abasourdi de cette soudaine attaque, il se releva d’un bond, et se jeta avidement sur le pistolet qui venait de lui échapper.

Mais déjà Tanneguy avait eu le temps de poser le pied sur l’arme, et son bâton s’était aussitôt relevé:

Éric le regarda stupidement, ne sachant pas trop s’il devait reculer ou avancer.

– Vous êtes un misérable, maître Éric, dit enfin le vieux Breton, mais cette fois d’une voix plus calme, et si je n’avais écouté que ma colère, j’aurais vengé, d’un seul coup, tous les honnêtes gens de la commune, que vous avez calomniés, comme ma pauvre Margaït… mais vous ne perdrez rien pour attendre, je vous le prédis, si vous continuez à vous faire ainsi le digne instrument des vengeances du château.

Et comme Éric, muet et immobile, ne quittait pas des yeux le pistolet sur lequel Tanneguy avait mis le pied:

– Prenez-y garde, poursuivit ce dernier en lançant d’un coup de peu-bas l’arme dehors la cabane, prenez-y garde, maître Éric, vous jouez là un vilain jeu, qui vous conduira peut être plus loin que vous ne voudriez aller… C’est tout ce que je puis vous dire, aujourd’hui; mais nous pourrons renouer cette conversation, si le désir vous prend jamais de revenir rôder autour de la ferme!…

En parlant ainsi, Tanneguy gagna la porte, et disparut bientôt dans le sentier de Kerhor.

Éric l’avait suivi jusque sur le seuil; quand il l’eut vu disparaître, il rentra dans la cabane, passa tranquillement sa besace à son cou et releva son bâton.

– Si vous le voulez bien, monsieur Tanneguy, se dit-il alors, et tout en ajustant ses haillons, c’est ce soir que nous reprendrons la conversation.

Et il s’éloigna rapidement, en prenant la direction de Saint-Jean-du-Doigt.

IV

Vers la fin du jour, Marguerite se trouvait dans sa chambre, et elle songeait tristement à tous les événements qui s’étaient succédé depuis quelques heures seulement.

Marguerite savait les projets de départ de son père, et son cœur se brisait quand elle venait à penser que, sous peu de jours, que le lendemain peut-être, il lui faudrait quitter ce pays, où elle se sentait retenue par des liens mystérieux et irrésistibles: quand cette amère pensée s’emparait de son esprit, l’image sombre et désespérée d’Octave passait devant elle, et ses yeux s’emplissaient de larmes.