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« Ici c’est différent. Ça ne me dérange pas de vous en parler. C’est votre boulot, il faut que vous le fassiez. Mais avec ma famille, voyez-vous, c’est une autre affaire. Ils essaieraient de m’en dissuader, mais seulement parce qu’ils se croiraient obligés de le faire. Et je comprends ça. J’ai eu la même réaction. Je me souviens quand j’ai rendu visite à mon père à l’hôpital – je vous parle de ça, ça devait être en 20 ou en 21 – qu’est-ce que j’ai pu lui parler ! Dieu, un vrai moulin à paroles ! Mais pour ce qui était de le regarder dans les yeux – jamais de la vie ! J’arrêtais pas de lui montrer des photos, comme si… Mais même à l’époque je savais ce qu’il devait être en train de penser. Ce que je ne savais pas, c’est que tout ça peut sembler si possible.

« Mais j’imagine que vous allez me demander de meilleures raisons que ça pour les formulaires que vous devez remplir. Eh bien, vous n’avez qu’à mettre cancer. Vous devez avoir une copie de mon rapport médical. On m’a opérée une seule fois, pour une appendicite et ça a suffi. Les médecins m’ont expliqué à quoi je devais m’attendre. Ils m’ont dit que j’avais plus d’une chance sur deux de m’en tirer, et je les crois. Ce n’est pas le risque qui me fait peur. Ça serait idiot, vous ne trouvez pas ?

« Ce dont j’ai peur, c’est de devenir une espèce de vieux légume. Il y en a tellement là où je vis en ce moment. Il y en a qui sont complètement… Parfois je les observe pendant des heures. Je sais que je ne devrais pas, mais je ne peux pas m’en empêcher.

« Et eux ne s’en rendent pas compte. Ils ne voient rien. Il y en a un à qui c’est arrivé comme ça, pratiquement sous mes yeux. Il passait toutes ses journées au dehors, indépendant n’est pas le mot exact, et puis d’un seul coup, il a eu une attaque. Et maintenant il ne peut plus se contrôler. Ils le sortent sur la terrasse pendant qu’on est tous là à prendre l’air, et tout à coup on l’entend faire pipi dans son urinal en fer-blanc. Ah ! il y a de quoi rire.

« Et puis tout à coup on se dit, ça pourrait être moi. Je ne veux pas dire que le fait de pisser est important. Mais le changement sur le plan intellectuel ! Ce vieux pisseur était un type tellement éveillé, tellement leste, pétant de vie. Mais maintenant ! Ça ne me fait rien de mouiller mon lit. Ce que je ne veux pas, c’est devenir gaga.

« Le personnel est toujours en train de se moquer de celui-ci et de celui-là. Ce n’est pas vraiment par méchanceté. Il y a des fois où je ne peux pas m’empêcher de rire moi-même de ce qu’ils disent. Et puis ensuite je réfléchis. Après mon opération ça pourrait être de moi qu’ils rigoleraient comme ça. Et alors il serait trop tard. On le lit dans leurs yeux parfois. Le fait qu’ils ont laissé passer leur chance, et qu’ils le savent.

« Arrivé à un certain stade, on se demande pourquoi. Pourquoi continuer ? À quoi bon ? Pour quelle raison ? Ça doit être quand on cesse de prendre plaisir aux choses. Aux choses quotidiennes. Ce n’est pas comme s’il y avait des masses de choses auxquelles on puisse prendre plaisir. Pas là-bas. La nourriture ? Manger est devenu une corvée pour moi, comme de mettre mes chaussures. Je le fais. C’est tout. Ou les gens ? Eh bien, je leur parle, ils me parlent, mais qui écoute ce qu’on dit ? Vous – vous écoutez, vous ? Hein ? Et quand vous parlez, qui vous écoute ? Et combien sont-ils payés pour écouter ?

« Qu’est-ce que je disais déjà ? Ah ! oui, l’amitié. J’ai exprimé mes vues sur ce sujet. Qu’est-ce qui reste ? Qu’est-ce qui reste ? La télé. Je regardais beaucoup la télé avant. Peut-être que si j’avais de nouveau mon propre poste, et une chambre à moi toute seule, peut-être que je pourrais progressivement oublier tout le reste. Mais dans la salle commune du Terminus – c’est comme ça qu’on l’appelle, – avec les autres qui éternuent et papotent et Dieu sait quoi encore, je n’arrive pas à m’intéresser à ce qui se passe à l’écran. Je n’arrive pas à entrer dedans.

« Et voilà. C’est ma vie, et je vous demande un peu, à quoi elle rime, ma vie ? Ah ! j’ai oublié de mentionner les bains. Deux fois par semaine je passe un quart d’heure dans un bain chaud et j’adore ça. Et je prends aussi plaisir à dormir. Je dors environ quatre heures par nuit. Ce n’est pas assez.

« Ça tient debout, ce que j’ai dit, non ? On ne peut pas dire que j’ai radoté. Avant de venir j’ai préparé une liste des choses que je voulais vous dire, et maintenant je les ai dites. Chacune des raisons que j’ai données est valable, sans exception. J’ai vérifié dans votre petit livret. Je n’en ai pas oublié, j’espère.

« Ah ! oui, La famille. Bon. Eh bien je n’ai plus de membres de ma famille qui comptent. À partir d’un certain âge c’est inévitable, et j’ai atteint cet âge-là, je suppose. Ça a mis le temps, mais j’y suis.

« Comme je vois les choses, vous devez transmettre ma demande avec un avis favorable. Si vous ne le faites pas, je ferai appel. Comme j’en ai le droit. Et au bout du compte j’aurai gain de cause. Je suis futée, vous savez. Quand il le faut. Tous les membres de ma famille étaient futés, ils avaient tous des notes de test élevées. Je n’ai pas fait grand-chose de mon intelligence, je veux bien l’admettre, mais ça je le ferai. J’obtiendrai ce que je demande et ce que vous ne pouvez pas me refuser. Et très sincèrement, Mlle Latham, je le veux de toutes mes forces. Je veux mourir. Je veux mourir comme d’autres veulent faire l’amour, avec la même force. J’en rêve la nuit. Et j’y pense. Et c’est ça que je veux. »

FIN